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POLYBE, LIV. III.

d’une armée, et qu’il y assiége des villes. L’épouvante fut grande, on envoya sur-le-champ à Lilybée pour dire à Tiberius que les ennemis étaient en Italie, qu’il laissât les affaires dont il était chargé, pour venir au plus tôt au secours de la patrie. Tiberius, sur ces ordres, fit reprendre à sa flotte la route de Rome, et pour les troupes de terre, il ordonna de les mettre en marche, et leur marqua le jour où l’on devait se trouver à Ariminum : c’est une ville située sur la mer Adriatique à l’extrémité des plaines qu’arrose le Pô, du côté du midi. Au milieu de ce soulèvement général et de l’étonnement où jetaient des événemens si extraordinaires, on était extrêmement inquiet et attentif sur ce qui en résulterait.

Cependant Annibal et Publius s’approchaient l’un de l’autre, et tous deux animaient leurs troupes par les plus puissans motifs que la conjoncture présente leur offrait. Voici la manière dont Annibal s’y prit. Il assembla son armée, et fit amener devant elle tout ce qu’il avait fait de jeunes prisonniers sur les peuples qui l’avaient harcelé dans le passage des Alpes. Pour les rendre propres au dessein qu’il s’était proposé, il les avait chargés de chaînes, leur avait fait souffrir la faim, avait donné ordre qu’on les meurtrît de coups. Dans cet état, il leur présenta les armes que les rois gaulois prennent lorsqu’ils se disposent à un combat singulier. Il fit mettre aussi devant eux des chevaux et des saies très-riches, et ensuite il leur demanda qui d’entre eux voulait se battre contre l’autre, à la condition, que le vainqueur emporterait pour prix de la victoire les dépouilles qu’ils voyaient, et que le vaincu serait délivré par la mort des maux qu’il avait à souffrir. Tous ayant élevé la voix et demandé à combattre, il ordonna qu’on tirât au sort, et que ceux sur qui le sort tomberait entrassent en lice. À cet ordre, les jeunes prisonniers lèvent les mains au ciel, et conjurent les dieux de les mettre au nombre des combattans. Quand enfin le sort se fut déclaré, autant ceux qui devaient se battre eurent de joie, autant les autres furent consternés. Après le combat, ceux des prisonniers qui n’en avaient été que spectateurs, félicitaient tout autant le vaincu que le vainqueur, parce qu’au moins la mort avait mis fin aux peines qu’ils étaient contraints de souffrir. Ce spectacle fit aussi la même impression sur la plupart des Carthaginois, qui, comparant l’état du mort avec les maux de ceux qui restaient, portaient compassion à ceux-ci, et croyaient l’autre heureux.

Annibal, ayant par cet exemple mis son armée dans la disposition qu’il souhaitait, s’avança au milieu de l’assemblée, et dit qu’il leur avait donné ce spectacle afin qu’ayant vu dans ces infortunés prisonniers l’état où ils étaient eux-mêmes réduits, ils jugeassent mieux de ce qu’ils avaient à faire dans les conjonctures présentes ; que la fortune leur proposait à peu près un même combat à soutenir, et les mêmes prix à remporter. Qu’il fallait ou vaincre, ou mourir, ou vivre misérablement sous le joug des Romains ; que, victorieux, ils emporteraient pour prix, non des chevaux et des saies, mais toutes les richesses de la république romaine, c’est-à-dire tout ce qui était le plus capable de les rendre les plus heureux des hommes : qu’en mourant au champ d’honneur, le pis qui leur pouvait arriver serait de passer, sans avoir rien souffert, de la vie à la mort, en combattant pour la plus belle de toutes les conquêtes ; mais que si l’amour de la vie leur faisait tourner le dos à l’en-