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POLYBE, LIV. III.

leur défense contre les Romains ; qu’il fallait donc, s’ils entendaient leurs intérêts, qu’ils embrassassent son parti, puisqu’il n’avait passé les Alpes que pour remettre l’Italie en liberté, et les aider à rentrer dans les villes et dans les terres d’où les Romains les avaient chassés. Après ce discours, il les renvoya sans rançon dans leur patrie. C’était une ruse pour détacher des Romains les peuples d’Italie, pour les porter à s’unir avec lui et soulever en sa faveur tous ceux dont les villes ou les ports sont sous la domination romaine.

Ce fut aussi dans ce même quartier d’hiver qu’il s’avisa d’un stratagème vraiment carthaginois. Il était environné de peuples légers et inconstans, et la liaison qu’il avait contractée avec eux était encore toute récente. Il avait à craindre que, changeant à son égard de dispositions, ils ne lui dressassent des piéges et n’attentassent à sa vie. Pour la mettre en sûreté, il fit faire des perruques et des habits pour tous les âges, il prenait tantôt l’un, tantôt l’autre, et se déguisait si souvent, que non-seulement ceux qui ne le voyaient qu’en passant, mais ses amis mêmes avaient peine à le reconnaître.

Cependant les Gaulois souffraient impatiemment que la guerre se fît dans leur pays ; à les entendre, ce n’était que pour se venger des Romains, quoiqu’au fond ce ne fût que par l’envie qu’ils avaient de s’enrichir à leurs dépens. Annibal s’aperçut de cet empressement, et se hâta de décamper pour le satisfaire ; dès que l’hiver fut passé, il consulta ceux qui connaissaient le mieux le pays, pour savoir quelle route il prendrait pour aller aux ennemis. On lui dit qu’il y en avait deux, une fort longue et connue des Romains ; l’autre à travers certains marais, difficile à tenir, mais courte, et par où Flaminius ne l’attendrait pas : celle-ci se trouva plus conforme à son inclination naturelle, il la préféra. Au bruit qui s’en répandit dans l’armée, chacun fut effrayé ; il n’y eut personne qui ne tremblât à la vue des mauvais chemins et des abîmes où l’on allait se précipiter.

Annibal, bien informé que les lieux où il devait passer, quoique marécageux, avaient un fond ferme et solide, leva le camp, et forma son avant-garde des Africains, des Espagnols, et de tout ce qu’il avait de meilleures troupes ; il y entremêla le bagage, afin que l’on ne manquât de rien dans la route. Il ne crut pas devoir s’en embarrasser pour la suite, parce que, s’il arrivait qu’il fût vaincu, il n’aurait plus besoin de rien, et que, s’il était victorieux, il aurait tout en abondance. Le corps de bataille était composé de Gaulois, et la cavalerie faisait l’arrière-garde ; il en avait donné la conduite à Magon, avec ordre de faire avancer de gré ou de force les Gaulois, en cas que par lâcheté ils fissent mine de se rebuter et de vouloir rebrousser chemin ; les Espagnols et les Africains traversèrent sans beaucoup de peine. On n’avait point encore marché dans ce marais, il fut assez ferme sous leurs pieds ; et puis c’étaient des soldats durs à la fatigue, et accoutumés à ces sortes de travaux. Il n’en fut pas de même quand les Gaulois passèrent : le marais avait été foulé par ceux qui les avaient précédés ; ils ne pouvaient avancer qu’avec une peine extrême, et, peu faits à ces marches pénibles, ils ne supportaient celle-ci qu’avec la plus vive impatience. Cependant il ne leur était pas possible de retourner en arrière ; la cavalerie les poussait sans cesse en avant. Il faut convenir que toute l’armée eut beau-