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Page:Liskenne, Sauvan - Bibliothèque historique et militaire, Tome 2, 1836.djvu/652

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POLYBE, LIV. VI.

n’ont besoin que de la religion du serment pour garder une inviolable fidélité. Parmi les autres peuples un homme qui n’ose toucher aux deniers publics est un homme rare, au lieu que chez les Romains il est rare de trouver un homme coupable de ce crime.

Mais tout périt, tout est sujet au changement : il n’est pas besoin de le prouver ; l’enchaînement nécessaire des causes naturelles en est une preuve incontestable. Or toute espèce de gouvernement périt de deux manières, dont l’une vient du dehors, l’autre du dedans. On ne peut sûrement juger quelle sera la première, mais l’autre est certaine et déterminée.

Nous avons déjà dit quelles étaient la première et la seconde sorte de gouvernement, et comment elles se changeaient l’une en l’autre ; en sorte que sur cette matière, qui pourrait joindre les commencemens avec la fin, on pourrait aussi prédire ce qui arrivera dans la suite. Au moins, selon moi, rien n’est plus clair ; car lorsqu’une république, après s’être heureusement délivrée de plusieurs grands périls, est parvenue à ce degré de force et de puissance, où rien ne lui est disputé, le peuple ne peut jouir long-temps de ce bonheur ; le luxe et les plaisirs corrompent les mœurs, une ambition démesurée s’empare des esprits, on recherche avec trop d’avidité, les dignités et la conduite des affaires. Ces désordres faisant tous les jours de nouveaux progrès, la passion de commander, et l’espèce d’infamie que l’on attachera à l’obéissance commenceront la ruine de la république, l’arrogance et le luxe l’avanceront, et le peuple l’achèvera, lorsque l’avarice des uns se trouvera contraire à ses intérêts, et que l’ambition des autres lui aura donné une trop haute idée de son pouvoir ; car alors, emporté par la colère et n’écoutant plus que ses opinions, le peuple secouera le joug de la soumission ; il ne voudra plus que les chefs partagent également avec lui l’autorité ; il se l’attribuera tout entière, ou en usurpera la plus grande partie. Après quoi le gouvernement prendra bien le beau nom de république, c’est-à-dire d’état libre et populaire ; mais ce ne sera en effet que la domination d’une populace aveugle, ce qui est le plus grand de tous les maux.

Jusqu’ici nous avons fait voir quelle est la constitution de la république romaine, à quoi elle est redevable de ses progrès, l’état florissant où elle est, en quoi elle surpasse les autres, et en quoi elle leur est inférieure, c’en est assez sur cette matière. Mais, avant que de finir, il faut que, semblable à un artiste habile qui donne par quelque chef-d’œuvre des preuves de son adresse, je tire de cette partie de l’histoire qui touche aux temps que nous avons quittés, et que je raconte en peu de mots un fait qui mette en évidence tout ce que j’ai avancé de la force et de la vigueur qu’avait alors cette république.

Annibal, après la défaite des Romains à Cannes, ayant fait prisonniers huit mille hommes, qui avaient été laissés à la garde du retranchement, leur permit d’envoyer quelques-uns d’entre eux à Rome, pour y négocier leur rachat et leur retour. Dix des plus considérables ayant été choisis, ce général les fit partir, après leur avoir fait prêter serment qu’ils viendraient le rejoindre. Un de la troupe fut à peine sorti du retranchement, qu’ayant dit qu’il avait oublié quelque chose, il retourna, prit ce qu’il avait laissé et repartit aussitôt, croyant par ce premier retour avoir gardé sa foi et satisfait à son serment. Arrivés dans Rome, ils prièrent le sénat de ne point refuser