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POLYBE, LIV. XV.

Annibal même, en opposant sa généreuse probité à leur mauvaise foi.

Les Carthaginois ne purent voir plus long-temps leurs villes saccagées ; ils envoyèrent à Annibal pour le prier de ne plus différer son arrivée, de s’approcher des ennemis, et de mettre fin aux affaires par une bataille. Ce général répondit qu’à Carthage on devait avoir autre chose à penser ; que c’était à lui à prendre son temps soit pour se reposer, soit pour agir. Cependant, quelques jours après, il décampa d’Adrumète et vint camper à Zama, ville à cinq journées de Carthage, du côté du couchant, d’où il envoya trois espions pour reconnaître le camp des Romains. Ces espions furent pris et amenés à Scipion, qui, loin de les punir, comme on a coutume de le faire, leur donna un tribun avec ordre de leur montrer sans finesse tout le camp, et, après qu’on le leur eut montré, il leur demanda si le tribun avait bien obéi à ses ordres. Il leur fournit encore des vivres et une escorte pour retourner à leurs gens, et leur recommanda de ne rien cacher à Annibal de tout ce qui leur était arrivé. Annibal fut touché de la grandeur d’âme et de la hardiesse de Scipion, et cela lui fit naître l’envie d’avoir une conférence avec lui. Il lui envoya un héraut, pour lui dire qu’il serait bien aise de s’entretenir avec lui sur les affaires présentes. Scipion répondit qu’il le voulait bien, et qu’il lui ferait dire le lieu et le temps où ils pourraient se voir. Le lendemain, Massinissa arriva, amenant avec lui six mille hommes de pied et six mille chevaux. Scipion le reçut gracieusement, et le félicita de s’être soumis tout le royaume de Syphax ; puis, se mettant en marche, il alla camper vers Nadagare, dans un poste qui, outre les autres avantages, n’était éloigné de l’eau que d’un jet de trait. De là, il envoya dire au général des Carthaginois qu’il était prêt à l’écouter.

Annibal, à cette nouvelle, leva le camp, et, s’approchant jusqu’à environ trente stades des Romains, campa sur une hauteur qui lui paraissait fort avantageuse, à cela près qu’elle était trop éloignée de l’eau, ce qui faisait beaucoup souffrir ses troupes. Le jour d’après, les deux généraux sortent chacun de leur camp avec quelques cavaliers, qu’ils firent ensuite retirer. Ils s’approchent l’un de l’autre, n’ayant avec eux que chacun un truchement. Annibal salue le premier, et commence ainsi : « Je voudrais de tout mon cœur que les Romains et les Carthaginois n’eussent jamais pensé à étendre leurs conquêtes, ceux-là au-delà de l’Italie, ceux-ci au-delà de l’Afrique, et qu’ils se fussent renfermés les uns et les autres dans ces deux beaux empires que la nature semblait avoir elle-même séparés. Mais nous avons d’abord pris les armes pour la Sicile ; nous nous sommes ensuite disputé la domination de l’Espagne ; enfin, aveuglés par la fortune, nous avons été jusqu’à nous faire la guerre chacun pour sauver notre propre patrie, et c’est encore là que nous en sommes aujourd’hui. Apaisons enfin la colère des dieux, si cela peut se faire ; bannissons enfin de nos cœurs cette jalousie opiniâtre qui nous a jusqu’à présent armés les uns contre les autres. Pour moi, instruit par l’expérience combien la fortune est inconstante, combien il faut peu de chose pour tomber dans sa disgrâce ou mériter ses faveurs, comme elle se joue des hommes, je suis très-disposé à la paix. Mais je crains fort, Scipion, que vous ne soyez pas dans les mêmes sentimens. Vous êtes dans la fleur de votre âge ; tout vous a réussi selon