Page:Liszt - F. Chopin, 1879.djvu/34

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
— 23 —

et l’ennui qu’il ressentait d’être si promptement cru sur parole. L’artiste, hélas ! ne pouvait venger l’homme !… D’une santé trop faible pour trahir cette impatience par la véhémence de son jeu, il cherchait à se dédommager en entendant exécuter par un autre avec la vigueur qui lui faisait défaut, ses pages dans lesquelles surnagent les rancunes passionnées de l’homme plus profondément atteint par certaines blessures qu’il ne lui plaît de l’avouer, comme surnageraient autour d’une frégate pavoisée, quoique près de sombrer, les lambeaux de ses flancs arrachés par les flots.

Un après-dîner, nous n’étions que trois. Chopin avait longtemps joué ; une des femmes les plus distinguées de Paris se sentait de plus en plus envahie par un pieux recueillement, pareil à celui qui saisirait à la vue des pierres mortuaires jonchant ces champs de la Turquie, dont les ombrages et les parterres promettent de loin un jardin riant au voyageur surpris. Elle lui demanda d’où venait l’involontaire respect qui inclinait son cœur devant des monumens, dont l’apparence ne présentait à la vue qu’objets doux et gracieux ? De quel nom il appellerait le sentiment extraordinaire qu’il renfermait dans ses compositions, comme des cendres inconnues dans des urnes superbes, d’un albâtre si fouillé ?… Vaincu par les belles larmes qui humectaient de si belles paupières, avec une sincérité rare dans cet artiste si ombrageux sur tout ce qui tenait aux intimes reliques qu’il enfouissait dans les châsses brillantes de