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PRÉFACE XI

Afin que l'on conçoive nettement la méthode qui a dirigé la marche, je citerai trois exemples très simples et très courts. Prenons le substantif croissant ; l'Académie le définit par son acception la plus usuelle : la figure de la nouvelle lune jusqu'à son premier quartier. Mais il est certain que croissant n'est pas autre chose que le participe présent du verbe croître pris substantivement. Comment donc a-t-on eu l'idée d'exprimer par ce participe une des figures de la lune ? Le voici : il y a une acception peu usuelle, que même le Dictionnaire de l'Académie ne donne pas, qui se trouve pourtant dans certains auteurs, et qui est l'accroissement de la lune ; par exemple, le cinquième jour du croissant de la lune. Voilà le sens primitif très positivement rattaché au participe croissant. Puis, comme la lune, étant dans son croissant, a la forme circulaire échancrée qu'on lui connaît, cette forme à son tour a été dite croissant. De là enfin les instruments en forme de croissant de lune ; si bien qu'un croissant, instrument à tailler les arbres, se trouve de la façon la plus naturelle et la plus incontestable un dérivé du verbe croître.

Prenons encore le verbe croupir. L'Académie dit qu'il s'emploie en parlant des liquides qui sont dans un état de repos et de corruption : c'est là, en effet, un des sens les plus usuels. Mais croupir vient de croupe ; comment concilier cette étymologie certaine avec cette signification non moins certaine ? Après le sens qui lui a semblé le plus usuel, l'Académie en ajoute un autre ainsi défini : croupir se dit aussi des enfants au maillot et des personnes malades qu'on n'a pas soin de changer assez souvent de linge. Ce sens aurait dû précéder l'autre où il s'agit de liquides. En effet, l'historique fournit une acception ancienne qui n'existe plus et qui explique tout. Croupir a eu le sens que nous donnons aujourd'hui à accroupir. La série des sens est donc : 1° s'accroupir ; 2° être comme accroupi dans l'ordure ; 3° par une métaphore très hardie, être stagnant et corrompu en parlant des liquides. Dès lors la difficulté est levée entre croupe et croupir, entre l'étymologie et le sens ; tout paraît enchaîné, clair, satisfaisant.

Examinons enfin, de la même manière, un mot très usuel, merci, que l'Académie définit par miséricorde. Il est certain que merci vient du latin mercedem, signifiant proprement salaire, puis faveur, grâce. Si l'on passe en revue les anciens textes, on voit qu'il n'en est pas un à l'interprétation duquel grâce, faveur ne suffise ; ainsi la dérivation de la signification latine est expliquée. La dérivation de la signification française s'explique en remarquant que le sens de faveur, de grâce, s'est particularisé en cette faveur, cette grâce qui épargne ; d'où l'on voit tout de suite en quoi merci diffère de miséricorde, qui renferme l'idée de misère. On disait jadis la Dieu merci, la vostre merci, et cela signifiait par la grâce de Dieu, par votre grâce ; de là le sens de remerciement qu'a reçu merci. Mais comment, dans ce passage, est-il devenu masculin contre l'usage et l'étymologie ? Il y avait la locution très usuelle grand merci, dans laquelle, suivant l'ancienne règle des adjectifs, grand était