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Page:Littré - Dictionnaire, 1873, T1, A-B.djvu/57

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COMPLÉMENT DE LA PRÉFACE. li

Ce furent ces deux travers, le latinisme et l’italianisme, qui, lorsqu’on en revint, firent vieillir si rapidement la langue du seizième siècle et ses auteurs, et qui obligèrent le dix-septième à faire révision et épuration. À peine quelques années s’étaient écoulées, et déjà Rabelais, Amyot, Ronsard et même Montaigne étaient devenus archaïques. L’Académie, faisant la première édition de son dictionnaire, ne pouvait citer comme textes de langue des œuvres pourtant si éminentes par le talent et par le style.

Le fait est qu’on ne parlait plus, qu’on n’écrivait plus comme ce siècle et ses écrivains ; ils appartenaient à l’histoire de la langue, non à l’usage présent. Ce fut l’engouement pour l’antiquité classique et pour l’Italie devenue classique à son tour qui porta la langue à se défigurer elle-même ; mais il faut ajouter qu’au moment où elle s’abandonnait à ce triste goût du pastiche, elle n’avait guère de résistance, de lest et de tradition. On se rappellera ce qui a été dit ci-dessus, qu’en tant que langue sans cas, le français est le plus moderne des idiomes romans ; que cette transformation, commencée au quatorzième siècle, ne fut achevée qu’au quinzième, et qu’elle fit tomber dans le plus profond oubli toute la vieille littérature qui avait été la gloire de la France aux yeux de l’Europe. N’ayant plus de passé et n’ayant pas encore de présent, la langue était sans défense contre les emprunts autorisés par les modèles latins ou italiens.

Après ces généralités, il suffira de signaler au lecteur quelques particularités. Ce fut dans le passage du quinzième au seizième siècle que la langue perdit définitivement la notion du véritable emploi du pronom moi, toi et lui. Ces pronoms dans l’ancien français sont des régimes et ne jouent pas le rôle de sujets ; on disait : je qui parle, tu qui parles, il qui parle. Du moment que les cas des substantifs furent perdus, la nouvelle langue eut peu de souci de ceux des pronoms ; et, bien qu’elle se refusât à dire : moi parle, toi parles, elle s’accoutuma à dire : moi qui parle, toi qui parles. Quant à lui, non-seulement elle dit : lui qui parle, mais en quelques circonstances elle s’en servit directement et sans intermédiaire en place du pronom il : Les autres se taisaient, lui prit la parole. On comprend maintenant pourquoi, en termes de pratique, on dit : je soussigné…. et non : moi soussigné…. Le langage technique a conservé un emploi aboli partout ailleurs.

C’est au seizième siècle que la prononciation aime-t-il, et autres formes semblables, devient prédominante. Dans les temps primitifs de la langue, au onzième siècle et même au douzième, la troisième personne du singulier au présent de l’indicatif dans les verbes de la première conjugaison est écrite avec un t : il parlet, il donet, etc. Mais les vers prouvent que ce t était purement étymologique, ne se prononçait pas, et laissait l’e muet s’élider devant une voyelle. Plus tard, dans le treizième siècle, ce t ne s’écrit plus ; et derechef les vers prouvent que des formes comme parle il, done il, étaient articulées sans qu’un t s’y fît entendre, puisqu’elles ne sont que de deux syllabes. Mais au seizième siècle il n’en est plus de même ; à la vérité l’orthographe ancienne est conservée, et l’on écrit encore parle il, done il ; mais la prononciation ancienne n’est pas conservée, et les grammairiens nous apprennent qu’un t non écrit se fait en-tendre. Maintenant nous écrivons ce t et nous le prononçons.

Dans l’ancienne langue, les participes présents sont toujours traités comme des adjectifs, lors même qu’ils sont suivis d’un régime. Le seizième siècle ne déroge pas à cet usage, et il dit : les hommes craignants Dieu. Le dix-septième hésita entre l’usage traditionnel et les nouvelles distinctions des grammairiens, et la Fontaine dit très correctement :

 Ces rats qui, les livres rongeants,
Se font savants jusques aux dents.

La démarcation que les grammairiens ont tirée entre l’adjectif verbal en ant et le participe présent est souvent très manifeste ; mais quelquefois aussi elle est très subtile. Dans tous les cas elle n’apporte ni clarté, ni utilité à la langue, et dès lors il n’a pas été bon de changer l’ancienne règle, qui, émanant directement du latin, avait duré six ou sept siècles, et d’allonger, par une décision arbitraire, la classe déjà trop étendue des archaïsmes mis hors de service.

Le seizième siècle eut aussi l’habitude de dire a-vous pour avez-vous ; cette contraction n’a pas duré, et il n’y a pas de raison de la regretter. On regrettera encore moins une façon de parler qui fut alors à la mode parmi les gens de cour, ce fut de dire : j’avons, j’aimons, joignant la première personne du singulier avec la première du pluriel. Heureusement, un si absurde solécisme sortit de l’usage. Vaugelas l’aurait sans doute banni, et il aurait bien fait.

Ce serait dépasser les conditions d’une préface de dictionnaire et prendre une peine superflue que d’étendre ce préambule jusqu’à la langue du dix-septième, du dix-huitième et du dix-neuvième siècle. Ici nous touchons à une langue fixée ; les variations qui se remarquent dans ce laps de temps ne portent plus le même caractère que celles qui ont été esquissées ci-dessus. Je me contenterai de dire que le dix-septième siècle apporta la correction, la règle et les principaux modèles de la diction ; que le dix-huitième siècle, acceptant la langue comme fixée, se tint aussi près que les circonstances le permirent, du type qu’il avait reçu ; et que le dix-neuvième siècle, assailli de nouvelles idées, fait au néologisme plus de part qu’il n’en avait eu depuis deux siècles.

vii. coup d’oeil sur l’histoire de la littérature française jusqu’aux abords de l’époque classique.

Mon intention n’est pas ici de faire une énumération de noms d’auteurs et de noms d’ouvrages ; mais je veux indiquer quels furent les genres de l’antique littérature et quelle en fut la valeur. Cette littérature est restée ensevelie jusqu’à ces derniers temps ; le seizième siècle en parle encore quelque peu, et Marot donne une édition refaite du Roman de la Rose ; mais depuis lors il n’en est plus question. Le dix-septième siècle garde un profond silence sur ce qui s’était fait en France durant tout le moyen âge ; on connaît Marot et Villon, mais on ne va pas plus loin ; on est terrifié, ce n’est pas trop dire, de l’épaisse barbarie qu’on n’ose af-