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de l’Origine des Idées. Liv. II.

plus d’agir ſur les Sens qui leur ſont propres, & de s’ouvrir un paſſage dans l’Ame. Je croi pourtant qu’on m’accordera ſans peine, que ſi un Enfant étoit retenu dans un Lieu où il ne vît que du blanc & du noir, juſqu’à ce qu’il devînt homme fait, il n’auroit pas plus d’idée de l’écarlate ou du vert, que celui qui dès ſon Enfance n’a jamais goûté ni Huitre, ni[1] Ananas, connoit le goût particulier de ces deux choſes.

§. 7.Les hommes reçoivent plus ou moins de ces idées, ſelon que différens Objets ſe préſentent à eux. Par conſéquent les hommes reçoivent de dehors plus ou moins d’idées ſimples, ſelon que les Objets qui ſe préſentent à eux, leur en fourniſſent une diverſité plus ou moins grande ; comme ils en reçoivent auſſi des Operations interieures de leur Eſprit, ſelon qu’ils y reflechiſſent plus ou moins. Car quoi que celui qui examine les opérations de ſon Eſprit, ne puiſſe qu’en avoir des idées claires & diſtinctes, il eſt pourtant certain, que, s’il ne tourne pas ſes penſées de ce côté-là pour faire une attention particuliére ſur ce qui ſe paſſe dans ſon Ame, il ſera auſſi éloigné d’avoir des idées diſtinctes de toutes les opérations de ſon Eſprit, que celui qui prétendroit avoir toutes les idées particuliéres qu’on peut avoir d’un certain Païſage, ou des parties & des divers mouvemens d’une Horloge, ſans avoir jamais jetté les yeux ſur ce Païſage ou ſur cette Horloge, pour en conſiderer exactement toutes les parties. L’Horloge ou le Tableau peuvent être placez d’une telle maniére, que quoi qu’ils ſe rencontrent tous les jours ſur ſon chemin, il n’aura que des idées fort confuſes de toutes leurs Parties, juſqu’à ce qu’il ſe ſoit appliqué avec attention à les conſiderer chacune en particulier.

§. 8.Les Idées qui viennent par Réflexion, ſont plus tard dans l’Eſprit, parce qu’il faut de l’attention pour les découvrir. Et de là nous voyons pourquoi il ſe paſſe bien du temps avant que la plûpart des Enfans ayent des idées des Opérations de leur propre Eſprit, & pourquoi certaines perſonnes n’en connoiſſent ni fort clairement, ni fort parfaitement, la plus grande partie pendant tout le cours de leur vie. La raiſon de cela eſt, que quoi que ces Opérations ſoient continuellement excitées dans l’Ame, elles n’y paroiſſent que comme des viſions flottantes, & n’y font pas d’aſſez fortes impreſſions pour en laiſſer dans l’Ame des idées claires, diſtinctes, & durables, juſqu’à ce que l’Entendement vienne à ſe replier, pour ainſi dire, ſur ſoi-même, à reflechir ſur ſes propres opérations ; & à ſe propoſer lui-même pour l’Objet de ſes propres Contemplations. Les Enfans ne ſont pas plûtôt au Monde, qu’ils ſe trouvent environnez d’une inifinité de choſes nouvelles, qui par l’impreſſion continuelle qu’elles font ſur leurs Sens, s’attirent l’attention de ces petites Créatures, que leur penchant porte à connoître tout ce qui leur eſt nouveau, & à prendre du plaiſir à la diverſité des Objets qui les frappent en tant de différentes maniéres. Ainſi les Enfans employent ordinairement leurs prémiéres années à voir & à obſerver ce qui ſe paſſe au dehors, de ſorte que continuant à s’attacher conſtamment à tout ce qui frappe les Sens, ils font rarement aucune ſerieuſe réflexion ſur ce qui ſe paſſe au dedans d’eux-mêmes, juſqu’à ce qu’ils ſoient parvenus à un âge plus avancé ; & il s’en trouve qui devenus hommes, n’y penſent preſque jamais.

  1. L’un des meilleurs fruits des Indes, aſſez ſemblable à une pomme de pin par la figure : Rélation du Voyage de M. de Gennes, p. 79 de l’Edition d’Amſterdam.