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Page:Locke - Essai sur l’entendement humain.djvu/114

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Que les Hommes ne penſent pas toûjours. Liv. II.

dées naturelles, & que pendant cette eſpèce de ſeparation d’avec le Corps, il n’arrive, au moins quelquefois, que parmi toutes ces idées dont elle eſt occupée en ſe recueillant ainſi en elle-même, il s’en préſente quelques-unes purement naturelles & qui ſoient juſtement du même ordre que celles qu’elle avoit euës autrement que par le Corps, ou par ſes réflexions ſur les idées qui lui ſont venuës des Objets extérieurs. Or comme jamais homme ne rappelle le ſouvenir d’aucune de ces ſortes d’idées lors qu’il eſt éveillé, nous devons conclurre de cette hypothéſe, ou que l’Ame ſe reſſouvient de quelque choſe dont l’Homme ne ſauroit ſe reſſouvenir, ou bien que la Mémoire ne s’étend que ſur les idées qui viennent du Corps, ou des Opérations de l’Ame ſur ces idées.

§. 18.Perſonne ne peut connoître que l’Ame penſe toûjours, ſans en avoir des preuves, parce que ce n’eſt pas une Propoſition évidente par elle-même. Je voudrois bien auſſi que ceux qui ſoûtiennent avec tant de confiance, que l’Ame de l’Homme, ou ce qui eſt la même choſe, que l’Homme penſe toujours, me diſſent, comment ils le ſavent, & par quel moyen ils viennent à connoître qu’ils penſent eux-mêmes, lors même qu’ils ne s’en apperçoivent point. Pour moi, je crains fort que ce ne ſoit une affirmation deſtituée de preuves, & une connoiſſance ſans perception, ou plutôt, une notion très-confuſe qu’on s’eſt formée pour défendre une hypothéſe, bien loin d’être une de ces véritez claires que leur propre évidence nous force de recevoir, ou qu’on ne peut nier ſans contredire groſſiérement la plus commune expérience. Car ce qu’on peut dire tout au plus ſur cet article, c’eſt, qu’il eſt poſſible que l’Ame penſe toujours, mais qu’elle ne conſerve pas toujours le ſouvenir de ce qu’elle penſe : & moi, je dis qu’il eſt auſſi poſſible, que l’Ame ne penſe pas toujours ; & qu’il eſt beaucoup[1] plus probable qu’elle ne penſe pas quelquefois, qu’il n’eſt probable qu’elle penſe ſouvent & pendant un aſſez long temps tout de ſuite, ſans pouvoir être convaincuë, un moment après, qu’elle aît eu aucune penſée.

§. 19. Suppoſer que l’Ame penſe & que l’Homme ne s’en apperçoit point, c’eſt, comme j’ai déja dit, faire deux perſonnes d’un ſeul homme ; & c’eſt dequoi l’on aura ſujet de ſoupçonner ces Meſſieurs, ſi l’on prend bien garde à la maniére dont ils s’expriment en cette occaſion. Car il ne me souvient pas d’avoir remarqué, que ceux qui nous diſent, que l’Ame

  1. Si M. Locke vouloit s’en tenir à cette eſpece de Pyrrhonisme qui paroît fort raiſonnable ſur cet article, la plûpart des raiſonnemens qu’il fait ici, prouveroient trop, car ils tendent presque tous à faire voir, non qu’il eſt plus probable, mais tout-à-fait certain, que l’Ame de l’Homme ne penſe pas toûjours. Mais qu’auroit répondu M. Locke, ſi l’on lui eût dit qu’il s’enſuit de ſa doctrine, que l’Homme ne penſe point un inſtant avant que d’être endormi, parce que nul homme ne peut diſtinguer par ſentiment cet inſtant-là d’avec celui qui le ſuit immédiatement. Cependant ſelon M. Locke, l’homme penſe pendant qu’il eſt éveillé ; & il ne penſe jamais qu’il ne ſoit convaincu qu’il penſe ; & par conſéquent il ne penſe jamais qu’il ne puiſſe diſtinguer le temps auquel il penſe d’avec celui auquel il ne penſe pas, tel qu’eſt, ſelon M. Locke, le temps auquel l’Homme eſt enſeveli dans un profond ſommeil. Je ne ſai, ſi la Queſtion que je fais ici n’eſt point trop ſubtile, mais l’eſt moins certainement que celle que M. Locke fait lui-même à ceux qui aſſurent poſitivement que l’Ame penſe actuellement toûjours, lors qu’il dit au commencement du paragraphe qui précede immédiatement celui-ci, qu’il voudroit bien ſavoir d’eux, quelles ſont les idées qui ſe trouvent dans l’Ame d’un Enfant avant qu’elle ſoit unie au Corps.