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Des Modes Simples de l’Eſpace.. Liv. II.

lignes courbes, ou bien avec des lignes courbes & droites mêlées enſemble : & ce qu’on peut faire ſur des lignes, on peut le faire ſur des ſurfaces, ce qui peut nous conduire à la connoiſſance d’une diverſité infinie de Figures que l’Eſprit peut ſe former à lui-même & par où il devient capable de multiplier ſi fort les Modes Simples de l’Eſpace.

§. 7.Le Lieu. Une autre Idée qui ſe rapporte à cet article, c’eſt ce que nous appellons la place, ou le lieu. Comme dans le ſimple Eſpace nous conſiderons le rapport de diſtance qui eſt entre deux Corps, ou deux Points, de même dans l’idée que nous avons du Lieu, nous conſiderons le rapport de diſtance qui eſt entre une certaine choſe, & deux Points ou plus encore, qu’on conſidere comme gardant la même diſtance l’un à l’égard de l’autre, & qu’on ſuppoſe par conſéquent en repos : car lorſque nous trouvons aujourd’hui une choſe à la meme diſtance qu’elle étoit hier, de certains Points qui depuis n’ont point changé de ſituation les uns à l’égard des autres, & avec leſquels nous la comparions alors, nous diſons qu’elle a gardé la même place. Mais ſi ſa diſtance à l’égard de l’un de ces Points, a changé ſenſiblement, nous diſons qu’elle a changé de place. Cependant parler vulgairement, & ſelon la notion commune ce qu’on nomme le lieu, ce n’eſt pas toûjours de certains points précis que nous prenons exactement la diſtance, mais de quelques parties conſiderables de certains Objets ſenſibles auxquels nous rapportons la choſe dont nous obſervons la place & dont nous avons quelque raiſon de remarquer la diſtance qui eſt entre elle & ces Objets.

§. 8. Ainſi dans le jeu des Echecs quand nous trouvons toutes les Pièces placées ſur les mêmes caſes de l’Echiquier où nous les avions laiſſées, nous diſons qu’elles ſont toutes dans la même place, ſans avoir été remuées, quoi que peut-être l’Echiquier ait été tranſporté, dans le même temps, d’une chambre dans une autre : parce que nous ne conſiderons les Pièces que par rapport aux parties de l’Echiquier qui gardent la même diſtance entre elles. Nous diſons auſſi, que l’Echiquier eſt dans le même lieu qu’il étoit, s’il reſte dans le même endroit de la Chambre d’un Vaiſſeau où l’on l’avoit mis, quoi que le Vaiſſeau eſt dans le même lieu, ſuppoſé qu’il garde la même diſtance à l’égard des parties des Païs voiſins, quoi que la Terre ait peut-être tourné tout autour, & qu’ainſi les Echecs, l’Echiquier & le Vaiſſeau ayent changé de place par rapport à des Corps plus éloignez qui ont gardé la même diſtance l’un à l’égard de l’autre. Cependant comme la place des Echecs eſt déterminée par leur diſtance de certaines parties fixes de la Chambre d’un Vaiſſeau à l’égard de l’Echiquier, ſert à en déterminer la place, & que c’eſt par rapport à certaines parties fixes de la Terre que nous déterminons la place du Vaiſſeau, on peut dire à tous ces différens égards, que les Echecs, l’Echiquier, & le Vaiſſeau ſont dans la même place, quoi que leur diſtance de quelques autres choſes, auxquelles nous ne faiſons aucune réflexion dans ce cas-là, ayant changé, il ſoit indubitable qu’ils ont auſſi changé de place à cet égard ; & c’eſt ainſi que nous en jugeons nous-mêmes, lorſque nous les comparons avec ces autres choſes.