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Des Modes Simples de l’Eſpace. Liv. II.


§. 25.De ce que l’étenduë eſt inſéparable du Corps il ne s’enſuit pas que l’Eſpace & le Corps ſoient une ſeule & même choſe. Il eſt vrai que l’Idée de l’Etenduë eſt ſi inſeparablement jointe à toutes les Qualitez viſibles, & à la plûpart des Qualitez tactiles, que nous ne pouvons voir aucun Objet extérieur, ni en toucher fort peu, ſans recevoir en même temps quelque impreſſion de l’Etenduë. Or parce que l’Etenduë ſe mêle ſi conſtamment avec d’autres Idées, je conjecture que c’eſt ce qui a donné occaſion à certaines gens de déterminer que toute l’eſſence du Corps conſiſte dans l’étenduë. Ce n’eſt pas une choſe fort étonnante ; puiſque quelques-uns ſe ſont ſi fort rempli l’Eſprit de l’idée de l’Etenduë par le moyen de la Vûë & de l’Attouchement, (les plus occupez de tous les Sens) qu’ils ne ſauroient donner de l’exiſtence à ce qui n’a point d’étenduë, cette Idée ayant, pour ainſi dire, rempli toute la capacité de leur Ame. Je ne prétens pas diſputer préſentement contre ces perſonnes, qui renferment la meſure & la poſſibilité de tous les Etres dans les bornes étroites de leur Imagination groſſiére. Mais comme je n’ai à faire ici qu’à ceux qui concluent que l’eſſence du Corps conſiſte dans l’Etenduë, parce qu’ils ne ſauroient, diſent-ils, imaginer aucune qualité ſenſible de quelque Corps que ce ſoit ſans étenduë, je les prie de conſiderer,[1] que s’ils euſſent autant reflechi ſur les idées qu’ils ont des Goûts & des Odeurs, que ſur celles de la Vûë & de l’Attouchement, ou qu’ils euſſent examiné les idées que leur cauſe la faim, la ſoif, & pluſieurs autres incommoditez, ils auroient compris que toutes ces idées n’enferment en elles-mêmes aucune idée d’étenduë, qui n’eſt qu’une affection du Corps, comme tout le reſte de ce qui peut être découvert par nos Sens, dont la pénétration ne peut guere aller juſqu’à voir la pure eſſence des choſes.

  1. Il eſt difficile d’imaginer ce qui peut avoir engagé M. Locke à nous débiter ce long raiſonnement contre les Carteſiens. C’eſt à eux qu’il en veut ici ; & il leur parle des idées des Goûts & des Odeurs, comme s’ils croyoient que ce ſont des Qualités inhérentes dans les Corps. Il eſt pourtant très-certain que long-temps avant que M. Locke eût ſongé à compoſer ſon Livre, les Carteſiens avoient démontré que les Idées des Saveurs & des Odeurs ſont uniquement dans l’Eſprit de ceux qui goûtent les Corps qu’on nomme ſavoureux & qui flairent les Corps qu’on nomme odoriferans ; & que bien loin que ces Idées enferment en elles-mêmes aucune idée d’étenduë, elles ſont excitées dans notre Ame par quelque choſe dans les Corps qui n’a aucun rapport à ces Idées, comme on peut le voir par ce qui a été remarqué ſur la page 91. ch. VIII. §. 14. - Lorsque je vins à traduire cet endroit de l’Eſſai concernant l’Entendement humain, je m’apperçus de la mépriſe de M. Locke, & je l’en avertis : mais il me fut impoſſible de le faire convenir que le ſentiment qu’il attribuoit aux Carteſiens, étoit directement oppoſé à celui qu’ils ont ſoûtenu, & prouvé avec la derniere évidence, & qu’il avoit adopté lui-même dans cet Ouvrage. Quelque temps après, commençant à me défier de mon jugement ſur cette affaire, j’en écrivis à M. Bayle, qui me répondit que j’étois bien fondé à trouver l’ignoratio elenchi dans le paſſage en queſtion. On peut voir ſa Réponſe dans la 247me. Lettre, p. 932. Tom. III. de la Nouvelle Edition des Lettres de Mr. Bayle, publiée en 1729. par Mr. Des-Maizeaux, qui l’a augmentée de Nouvelles Lettres, & enrichie de Remarques très-curieuſes & très-inſtructives. Et voici la Note par laquelle ce judicieux Editeur a trouvé bon de confirmer la cenſure que M. Bayle avoit faite du Paſſage qui fait le ſujet de cet article : Les Carteſiens, dit il après avoir cité les propres paroles de M. Locke juſqu’à ces mots, Ils auroient compris que toutes ces Idées n’enferment en elles-mêmes aucune idée d’étenduë, - Les Carteſiens à qui Mr. Locke en veut ici, ont fort bien compris, que toutes ces Idées n’enferment en elles-mêmes aucune idée d’étenduë. Ils l’ont dit, redit, & prouvé plus nettement qu’on ne l’avoit encore fait : de ſorte que l’avis que M. Locke leur donne, n’eſt pas fort à propos, & pourroit même faire croire qu’il n’entendoit pas trop bien leurs Principes, comme M. Coſte s’en étoit apperçu, & comme l’inſinuë M. Bayle.