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De la Durée,

ces de deux Idées qui ſe préſentent à notre Eſprit. Car tandis que nous penſons, ou que nous recevons ſucceſſivement pluſieurs idées dans notre Eſprit, nous connoiſſons que nous exiſtons ; & ainſi la continuation de notre Etre, c’eſt-à-dire, notre propre exiſtence, & la continuation de tout autre Etre, laquelle eſt commenſurable à la ſucceſſion des Idées qui paroiſſent & disparoiſſent dans notre Eſprit, peut être appellée durée de nous-mêmes, & durée de tout autre Etre coëxiſtant avec nos penſées.

§. 4. Que la notion que nous avons de la Succeſſion & de la Durée nous vienne de cette ſource, je veux dire de la Réflexion que nous faiſons ſur cette ſuite d’idées que nous voyons paroître l’une après l’autre dans notre Eſprit, c’eſt ce qui me ſemble ſuivre évidemment de ce que nous n’avons aucune perception de la Durée, qu’en conſiderant cette ſuite d’Idées qui ſe ſuccedent les unes aux autres dans notre Entendement. En effet, dès que cette ſucceſſion d’Idée vient à ceſſer, la perception que nous avions de la Durée, ceſſe auſſi, la perception que nous avions de la Durée, ceſſe auſſi, comme chacun l’éprouve clairement par lui-même lorſqu’il vient à dormir profondément : car qu’il dorme une heure, ou un jour, un mois, ou une année, il n’a aucune perception de la durée des choſes tandis qu’il dort, ou qu’il ne ſonge à rien. Cette durée eſt alors tout-à-fait nulle à ſon égard ; & il lui ſemble qu’il n’y a aucune diſtance entre le moment qu’il a ceſſé de penſer en s’endormant, & celui auquel il s’eſt reveillé. Et je ne doute pas, qu’un homme éveillé n’éprouvât la même choſe, s’il lui étoit poſſible de n’avoir qu’une ſeule idée dans l’Eſprit, ſans qu’il arrivât aucun changement à cette Idée, & qu’aucune autre vînt ſe joindre à elle. Nous voyons, tous les jours, que, lors qu’une perſonne fixe ſes penſées avec une extrême application ſur une ſeule choſe, en ſorte qu’il ne ſonge preſque point à cette ſuite d’idées qui ſe ſuccedent les unes aux autres dans ſon Eſprit, il laiſſe échapper, ſans y faire réflexion, une bonne partie de la Durée qui s’écoule pendant tout le temps qu’il eſt dans cette forte contemplation, s’imaginant que ce temps-là eſt beaucoup plus court, qu’il ne l’eſt effectivement. Que ſi le ſommeil nous fait regarder ordinairement les parties diſtantes de la Durée comme un ſeul point, c’eſt parce que, tandis que nous dormons, cette ſucceſſion d’idées ne ſe préſente point à notre Eſprit. Car ſi un homme vient à ſonger en dormant ; & que ſes ſonges lui préſentent une ſuite d’idée différentes, il a pendant tout ce temps-là une perception de la Durée & de la longueur de cette durée. Ce qui, à mon avis, prouve évidemment, que les hommes tirent les idées qu’ils ont de la Durée, de la Réflexion qu’ils ſont ſur cette ſuite d’Idées dont ils obſervent la ſucceſſion dans leur propre Entendement, ſans quoi ils ne ſauroient avoir aucune idée de la Durée, quoi qu’il pût arriver dans le Monde.

§. 5.Nous pouvons appliquer l’idée de la Durée à des choſes qui exiſtent pendant que nous dormons. En effet, dès qu’un homme a une fois acquis l’idée de la Durée par la réflexion qu’il a fait ſur la ſucceſſion & le nombre de ſes propres penſées, il peut appliquer cette notion à ces choſes qui exiſtent tandis qu’il ne penſe point, tout de même que celui à qui la vûë ou l’attouchement ont fourni l’idée de l’Etenduë, peut appliquer cette idée à différentes diſtances où il ne voit ni ne touche aucun Corps. Ainſi, quoi qu’un homme n’aît aucune perception de la longueur de la durée qui s’écoule pendant qu’il dort ou