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Page:Locke - Essai sur l’entendement humain.djvu/312

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& de Diverſité. Liv. II.

même, dans le changement continuel qui arrive à ſon Corps, & que c’eſt là ce qu’il appelle ſoi-même : Qu’il ſuppoſe encore, que c’eſt la même Ame qui étoit dans Neſtor ou dans Therſite au ſiege de Troye ; car les Ames étant indifférentes à l’égard de quelque portion de Matiére que ce ſoit, autant que nous le pouvons connoître par leur nature, cette ſuppoſition ne renferme aucune abſurdité apparente, & par conſéquent cette Ame peut avoir été alors auſſi bien celle de Neſtor ou de Therſite, qu’elle eſt préſentement celle de quelque autre homme. Cependant ſi cet homme n’a préſentement aucun ** Ou con-ſcience. ſentiment de quoi que ce ſoit que Neſtor ou Therſite ait jamais fait ou penſé ; conçoit-il, ou peut-il concevoir qu’il eſt la même perſonne que Neſtor ou Therſite ? Peut-il prendre part aux actions de ces deux anciens Grecs ? Peut-il ſe les attribuer, ou penſer qu’elles ſoient plûtôt ſes propres Actions que celles de quelque autre homme qui ait jamais exiſté ? Il eſt viſible que le ſentiment qu’il a de ſa propre exiſtence, ne s’étendant à aucune des actions de Neſtor ou de Therſite, il n’eſt pas une même perſonne avec l’un des deux, que ſi l’Ame ou l’Eſprit immateriel qui eſt préſentement en lui, avoit été créé, & avoit commencé d’exiſter, lorſqu’il commença d’animer le Corps qu’il a préſentement ; quelque vrai qu’il fût d’ailleurs que le même Eſprit qui avoit animé le Corps de Neſtor ou de Therſite, étoit le même en nombre que celui qui anime le ſien préſentement. Cela, dis-je, ne contribueroit pas davantage à le faire la même perſonne que Neſtor, que ſi quelques-unes des particules de matiére qui une fois ont fait partie de Neſtor, étoient à préſent une partie de cet homme-là : car la même Subſtance immaterielle ſans la même con-ſcience, ne fait non plus la même perſonne pour être unie à quelque Corps ſans une con-ſcience commune, peuvent faire la même perſonne. Mais que cet homme vienne à trouver en lui-même que quelqu’une des actions de Neſtor lui appartient comme émanée de lui-même, il ſe trouve alors la même perſonne que Neſtor.

§. 15. Et par-là, nous pouvons concevoir ſans aucune peine ce qui à la Reſurrection doit faire la même perſonne, quoi que dans un Corps qui n’ait pas exactement la même forme & les mêmes parties qu’il avoit dans ce Monde, pourvû que la même con-ſcience ſe trouve jointe à l’Eſprit qui l’anime. Cependant l’Ame toute ſeule, le Corps étant changé, peut à peine ſuffire pour faire le même homme, hormis à l’égard de ceux qui attachent toute l’eſſence de l’Homme à l’Ame qui eſt en lui. Car que l’Ame d’un Prince accompagnée d’un ſentiment intérieur de la vie de Prince qu’il a déja menée dans le Monde, vînt à entrer dans le Corps d’un Savetier, auſſitôt que l’Ame de ce pauvre homme auroit abandonné ſon Corps, chacun voit que ce ſeroit la même perſonne que le Prince, uniquement reſponſable des actions qu’elle auroit fait étant Prince. Mais qui voudroit dire que ce ſeroit le même homme ? Le Corps doit donc entrer auſſi dans ce qui conſtitue l’Homme ; & je m’imagine qu’en ce cas-là le corps détermineroit l’Homme, au jugement de tout le monde ; & que l’Ame accompagnée de toutes les penſées de Prince qu’elle avoit autrefois, ne conſtitueroit pas un autre homme. Ce ſeroit toûjours le même Savetier, dans l’opinion de