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De l’Abus des Mots. Liv. III.

leur perſuader l’exiſtence réelle de ces vehicules, tout auſſi bien qu’on a été ci-devant entêté des Formes ſubſtantielles, & des Eſpèces intentionnelles.

§. 15.Exemple ſur le mot de Matiére. Pour être pleinement convaincu, combien des noms pris pour des choſes ſont propres à jetter l’Entendement dans l’erreur, il ne faut que lire avec attention les Ecrits des Philoſophes. Et peut-être y en verra-t-on des preuves dans des mots qu’on ne s’aviſe guére de ſoupçonner de ce défaut. Je me contenterai d’en propoſer un ſeul, & qui eſt fort commun. Combien de diſputes embarraſſées n’a-t-on pas excité ſur la Matiére, comme ſi c’étoit un certain Etre réellement exiſtant dans la Nature, diſtinct du Corps, & cela parce que le mot de Matiére ſignifie une idée diſtincte de celle du Corps, ce qui eſt de la derniére évidence ; car ſi les idées que ces deux termes ſignifient, étoient préciſément les mêmes, on pourroit les mettre indifféremment en tous lieux l’une à la place de l’autre. Or il eſt viſible que, quoi qu’on puiſſe dire, que le Corps compoſe toutes les Matiéres. Nous diſons ordinairement, Un Corps eſt plus grand qu’un autre, mais ce ſeroit une façon de parler bien choquante & dont on ne s’eſt jamais aviſé de ſe ſervir, à ce que je croi, que de dire, Une matiére eſt plus grande qu’un autre. Pourquoi cela ? C’eſt qu’encore que la Matiére & le Corps ne ſoient pas réellement diſtincts, mais que l’un ſoit par-tout où eſt l’autre, cependant la Matiére & le Corps ſignifient deux différentes conceptions, dont l’une eſt incomplete, & n’eſt qu’une partie de l’autre. Car le Corps ſignifie une ſubſtance ſolide, étenduë, & figurée, dont la Matiére n’eſt qu’une conception partiale & plus confuſe, qu’on n’employe, ce me ſemble, que pour exprimer la Subſtance & la ſolidité du Corps ſans conſiderer ſon étenduë & ſa figure. C’eſt pour cela qu’en parlant de la Matiére, nous en parlons comme d’une choſe unique, parce qu’en effet elle ne renferme que l’idée d’une Subſtance ſolide qui eſt par-tout la même ; qui eſt par-tout uniforme. Telle étant notre idée de la Matiére, nous ne concevons non plus différentes Matiéres dans le Monde que différentes ſoliditez, nous ne parlons non plus de différentes Matiéres que de différentes ſoliditez, quoi que nous imaginions différents Corps & que nous en parlions à tout moment, parce que l’étenduë & la figure ſont capables de variation. Mais comme la ſolidité ne ſauroit exiſter ſans étenduë & ſans figure, dès qu’on a pris la Matiére pour un nom de quelque choſe qui exiſtoit réellement ſous cette préciſion, cette penſée a produit ſans doute tous ces diſcours obſcurs & inintelligibles, toutes ces Diſputes embrouillées ſur la Matiére prémiére qui ont rempli la tête & les livres des Philoſophes. Je laiſſe à penſer juſqu’à quel point cet abus peut regarder quantité d’autres termes généraux. Ce que je crois du moins pouvoir aſſûrer, c’eſt qu’il y auroit beaucoup moins de diſputes dans le Monde, ſi les Mots étoient pris pour ce qu’ils ſont, ſeulement pour des ſignes de nos Idées, & non pour les Choſes mêmes. Car lorſque nous raiſonnons ſur la Matiére ou ſur tel autre terme, nous ne raiſonnons effectivement que ſur l’idée que nous exprimons par ce ſon, ſoit que cette idée préciſe convienne avec quelque choſe qui exiſte réellement dans la Nature,