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De l’Abus des Mots. Liv. III.

mandât ce qu’ils entendent par ce mot. Cependant, s’il eſt vrai qu’on mette en queſtion, ſi une Plante qui eſt dejà formée dans la ſemence, a de la vie, ſi le Poulet dans un œuf qui n’a pas encore été couvé, ou un homme en défaillance ſans ſentiment ni mouvement, eſt en vie ou non ; il eſt aiſé de voir qu’une idée claire, diſtincte & déterminée n’accompagne pas toûjours l’uſage d’un Mot auſſi connu que celui de vie. A la vérité, les hommes ont quelques conceptions groſſiéres & confuſes auxquelles ils appliquent les mots ordinaires de leur Langue ; & cet uſage vague qu’ils font des mots leur ſert aſſez bien dans leurs diſcours & dans leurs affaires ordinaires. Mais cela ne suffit pas dans des recherches Philoſophiques. La véritable connoiſſance & le raiſonnement exact demandent des idées préciſes & déterminées. Et quoi que les hommes ne veuillent pas paroître ſi peu intelligens & ſi importuns que de ne pouvoir comprendre ce que les autres diſent, ſans leur demander une explication de tous les termes dont ils ſe ſervent, ni critiques ſi incommodes que de reprendre ſans ceſſe les autres de l’uſage qu’ils font des mots ; cependant lorſqu’il s’agit d’un Point où la Vérité eſt intereſſée & dont on veut s’inſtruire exactement, je ne vois pas quelle faute il peut y avoir à s’informer de la signification des Mots dont le ſens paroît douteux, ou pourquoi un homme devroit avoir honte d’avouër qu’il ignore en quel ſens une autre perſone prend les mots dont il ſe ſert, puiſque pour le ſavoir certainement, il n’a point d’autre voye que de lui faire dire quelles ſont les idées qu’il y attache préciſément. Cet abus qu’on fait des mots en les prenant au hazard ſans ſavoir exactement quel ſens les autres leur donnent, s’eſt répandu plus avant & a eu de plus dangereuſes ſuites parmi les gens d’étude que parmi le reſte des hommes. La multiplication & l’opiniâtreté des Diſputes d’où ſont venus tant de deſordres dans le Monde ſavant, ne doivent leur principale origine qu’au mauvais uſage des mots. Car encore qu’on croye en général que tant de Livres & de Diſputes dont le Monde eſt accablé, contiennent une grande diverſité d’opinions, cependant tous ce que je puis voir que font les Savans de différens Partis dans les raiſonnemens qu’ils étalent les uns contre les autres, c’eſt qu’ils parlent différens Langages ; & je ſuis fort tenté de croire, que, lorſqu’ils viennent à quitter les mots pour penſer aux choſes & conſiderer ce qu’ils penſent, il arrive qu’ils penſent tous la même choſe, quoi que peut-être leurs intérêts ſoient différens.

§. 23.Les fins du Langage ſont, I. de faire entrer nos idées dans l’Eſprit des autres hommes. Pour conclurre ces conſiderations ſur l’imperfection & l’abus du Langage ; comme la fin du Langage dans nos entretiens avec les autres hommes, conſiſte principalement dans ces trois choſes, prémierement, à faire connoître nos penſées ou nos idées aux autres, ſecondement, à le faire avec autant de facilité & de promptitude qu’il eſt poſſible, & en troiſiéme lieu, à faire entrer dans l’Eſprit par ce moyen la connoiſſance des choſes ; le Langage eſt mal appliqué ou imparfait, quand il manque de remplir l’une de ces trois fins.

Je dis en prémier lieu, que les mots ne répondent pas à la prémiére de ces fins, & ne font pas connoître les idées d’un homme à une autre perſonne, prémiérement, lorſque les hommes ont des noms à la bouche ſans avoir dans l’Eſprit aucunes idées déterminées dont ces noms ſoient les ſignes ; ou