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& l’Abus des Mots. Liv. III.

ſi parfaitement connuës, qu’il y a de la honte à les ignorer : deux ſuppoſitions entierement fauſſes. Car il n’y a point de noms d’idées complexes qui ayent des ſignifications ſi fixes & ſi déterminés qu’ils ſoient conſtamment employez pour ſignifier juſtement les mêmes idées ; & un homme ne doit pas avoir honte de ne connoître certainement une choſe que par les moyens qu’il faut employer néceſſairement pour la connoître. Par conſéquent, il n’y a aucun deshonneur à ignorer quelle eſt l’idée préciſe qu’un certain ſon ſignifie dans l’Eſprit d’un autre homme, s’il ne me le déclare lui-même d’une autre maniére qu’en employant ſimplement ce ſon-là, puiſque ſans une telle déclaration, je ne puis le ſavoir certainement par aucune autre voye. A la vérité, la néceſſité de s’entre-communiquer les penſées par le moyen du Langage, ayant engagé les hommes à convenir de la ſignification des mots communs dans une certaine latitude qui peut aſſez bien ſervir à la converſation ordinaire, l’on ne peut ſuppoſer qu’un homme ignore entiérement quelles ſont les idées que l’Uſage commun a attachées aux Mots dans une Langue qui lui eſt familiére. Mais parce que l’Uſage ordinaire eſt une Règle fort incertaine qui ſe réduit enfin aux idées des Particuliers, c’eſt ſouvent un modèle fort variable. Au reſte, quoi qu’un Dictionnaire tel que celui dont je viens de parler, demandât trop de temps, trop de peine & trop de dépenſe pour pouvoir eſpérer de le voir dans ce ſiécle, il n’eſt pourtant pas, je croi, mal à propos d’avertir que les mots qui ſignifient des choſes qu’on connoit & qu’on diſtingue par leur figure exterieure, devroient être accompagnez de petites tailles-douces qui repréſentaſſent ces choſes. Un Dictionnaire fait de cette maniére enſeigneroit peut-être plus facilement & en moins de temps[1] la véritable ſignification de quantité de termes, ſur-tout dans des Langues de Païs ou de ſiécles éloignez, & fixeroit dans l’Eſprit des hommes de plus juſtes idées de quantité de choſes dont nous liſons les noms dans les Anciens Auteurs, que tous les vaſtes & laborieux Commentaires des plus ſavans Critiques. Les Naturaliſtes qui traitent des Plantes & des Animaux, ont fort bien compris l’avantage de cette méthode ; & quiconque a eu occaſion de les conſulter, n’aura pas de peine à reconnoître qu’il a, par exemple, une plus claire idée de ** Apium

Ibex, eſpèce de bouc ſauvage.
l’Ache ou d’un † Bouquetin, par une petite figure de cette Herbe ou de cet Animal, qu’il ne pourroit avoir par le moyen d’une longue définition du nom de l’une ou de l’autre de ces Choſes. De même, il auroit ſans doute une idée bien plus diſtincte de ce que les Latins appelloient Strigilis & Siſtrum, ſi au lieu des mots Etrille & Cymbale qu’on trouve dans quelques Dictionnaires François comme l’explication de ces deux mots Latins, il pouvoit voir à la marge de petites figures de ces Inſtrumens, tels qu’ils étoient en uſage parmi

  1. Ce deſſein a été enfin executé par un ſavant Antiquaire, le fameux P. de Montfaucon. Son ouvrage eſt intitulé : L’Antiquité expliquée & repréſentée en figures. fol. 10 voll. Paris 1724 un Supplément en 5. voll. in fol. Ce curieux Ouvrage eſt plein de tailles-douces qui nous donnent des idées exactes de la plupart des choſes dont on trouve les noms dans les Anciens Auteurs Grecs & Latins, & qui n’étant plus en uſage, ne peuvent être bien repréſentées à l’Eſprit, que par les figures qui en reſtent dans des bas reliefs, ſur les Médailles & dans d’autres Monumens antiques.