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De l’Etenduë de la Connoiſſance humaine. Liv. IV.

ve dans toutes les parties de la déduction : & par tout où cela nous manque, la connoiſſance & la démonſtration nous manquent auſſi.

§. 5.V. La Connoiſſance ſenſitive eſt moins étenduë que les deux précédentes.
VI. Par conſéquent, notre Connoiſſance eſt plus bornée que nos Idées.
En cinquiéme lieu, comme la Connoiſſance ſenſitive ne s’étend point au delà de l’exiſtence des choſes qui frappent actuellement nos Sens, elle eſt beaucoup moins étenduë que les deux précédentes.

§. 6. De tout cela il s’enſuit évidemment que l’étenduë de notre Connoiſſance eſt non ſeulement au deſſous de la réalité des choſes, mais encore qu’elle ne répond pas à l’étenduë de nos propres idées, de ſorte qu’elle ne puiſſe les ſurpaſſer ni en étenduë ni en perfection ; quoi que ce ſoient là des bornes fort étroites par rapport à l’étenduë de tous les Etres, & qu’une telle connoiſſance ſoit bien éloignée de celle qu’on peut juſtement ſuppoſer dans d’autres Intelligences créées, dont les lumiéres ne ſe terminent pas à l’inſtruction groſſiere qu’on peut tirer de quelques voyes de perception, en auſſi petit nombre, & auſſi peu ſubtiles que le ſont nos Sens ; ce nous ſeroit pourtant un grand avantage, ſi notre connoiſſance s’étendoit auſſi loin que nos Idées, & qu’il ne nous reſtât bien des doutes & bien des queſtions ſur le ſujet des idées que nous avons, dont la ſolution nous eſt inconnuë, & que nous ne trouverons jamais dans ce Monde, à ce que je croi. Je ne doute pourtant point que dans l’état & la conſtitution préſente de notre Nature, la connoiſſance humaine ne pût être portée beaucoup plus loin qu’elle ne l’a été juſqu’ici, ſi les hommes vouloient s’employer ſincerement & avec une entiére liberté d’eſprit, à perfectionner les moyens de découvrir la Vérité avec toute l’application & toute l’induſtrie qu’ils employent à colorer, ou à ſoûtenir la Fauſſeté, à défendre un Syſtéme pour lequel ils ſe ſont déclarez, certain Parti, & certains Intérêts où ils ſe trouvent engagez. Mais après tout cela, je croi pouvoir dire hardiment, ſans faire tort à la Perfection humaine, que notre connoiſſance ne ſauroit jamais embraſſer tout ce que nous pouvons deſirer de connoître touchant les idées que nous avons, ni lever toutes les difficultez & réſoudre toutes les Queſtions qu’on peut faire ſur aucune de ces Idées. Par exemple, nous avons des idées d’un Quarré, d’un Cercle, & de ce qu’emporte égalité ; cependant nous ne ſerons, peut-être, jamais capables de trouver un Cercle égal à un Quarré, & de ſavoir certainement s’il y en a. Nous avons des idées de la Matiére & de la Penſée ; mais peut-être ne ſerons-nous jamais capables de connoitre ſi un Etre purement matériel penſe ou non, par la raiſon qu’il nous eſt impoſſible de découvrir par la contemplation de nos propres idées, ſans Révelation,[1] ſi Dieu n’a point donné à quelques amas de Matiére diſpo-

  1. Le Docteur Stillingfleet, ſavant Prélat de l’Egliſe Anglicane, ayant pris à tache de refuter pluſieurs Opinions de M. Locke repanduës dans cet Ouvrage, ſe recria principalement ſur ce que M. Locke avance ici, que nous ne ſaurions découvrir, Si Dieu n’a point donné à certains amas de matiére, diſposez comme il le trouve à propos, la puiſſance d’appercevoir & de penſer. La Queſtion eſt délicate ; & M. Locke ayant eu ſoin dans le dernier Ouvrage qu’il écrivit pour repouſſer les attaques du Dr. Stillingfleet, d’étendre ſa penſée ſur cet Article, de l’éclaircir, & de la prouver par toutes les raiſons dont il put s’aviſer, j’ai cru qu’il étoit néceſſaire de donner ici un Extrait exact de tout ce qu’il a dit pour établir ſon ſentiment.
    La Connoiſſance que nous avons, dit d’abord le Dr. Stilingfleet, étant fondée, ſelon M. Locke, ſur nos idées & l’idée que nous avons de la matiére en général, étant une Subſtance ſolide ; & celle du Corps une Subſtance étenduë, ſolide, & figurée, dire que la Matiére eſt capable de penſer, c’eſt confondre l’idée de la Matiére avec l’idée d’un Eſprit. Pas plus, répond M. Locke, que je confons l’idée de la Matiére avec l’idée d’un Cheval quand je dis que la Matiére en général eſt une Subſtance ſolide & entenduë ; & qu’un Cheval eſt un Animal, ou une Subſtance ſolide, étenduë, avec ſentiment & motion ſpontanée. L’idée de la Matiére eſt une Subſtance étenduë & ſolide : par-tout où ſe trouve une telle Subſtance, là ſe trouve la Matiére & l’eſſence de la Matiére, quelques autres qualitez non contenuës dans cette Eſſence, qu’il plaiſe à Dieu d’y joindre par deſſus. Par exemple, Dieu crée une Subſtance étenduë & ſolide, ſans y joindre par deſſus aucune autre choſe ; & ainſi nous pouvons la conſidérer au repos. Il joint le mouvement à quelques-unes de ſes parties, qui conſervent toûjours l’eſſence de la Matiére. Il en façonne d’autres parties en Plantes, & leur donne toutes les propriétez de la vegetation, la vie & la beauté qui ſe trouve dans un Roſier & un Pommier, par deſſus l’eſſence de la matiére en général, quoiqu’il n’y ait que de la matiére dans le Roſier & le Pommier. Et à d’autres parties il ajoûte le ſentiment & le mouvement ſpontanée, & les autres propriétez qui ſe trouvent dans un Elephant. On ne doute point que la puiſſance de Dieu ne puiſſe aller jusque-là, ni que les propriétez d’un Roſier, d’un Pommier, ou d’un Elephant, ajoutées à la Matiére, changent les proprietez de la Matiére. On reconnoit que dans ces choſes la Matiere eſt toûjours matiere. Mais ſi l’on ſe hazarde d’avancer encore un pas, & de dire que Dieu peut joindre à la Matiére, la Penſée, la Raiſon, & la Volition, auſſi bien que le ſentiment & le mouvement ſpontanée, il ſe trouve auſſi-tôt des gens prêts à limiter la puiſſance du Souverain Créateur, & à nous dire que c’eſt une choſe que Dieu ne peut point faire, parce que cela détruit l’eſſence de la Matiére, ou en change les propriétez eſſentielles. Et pour prouver cette aſſertion, tout ce qu’ils diſent ſe reduit à ceci, que la Penſée & la Raiſon ne ſont pas renfermées dans l’eſſence de la Matiére. Elles n’y ſont pas renfermées, j’en conviens, dit M. Locke. Mais une proprieté qui n’étant pas contenuë dans la Matiére, vient à être ajoûtée à la Matiére, n’en détruit point pour cela l’eſſence, ſi elle la laiſſe être une Subſtance étenduë & ſolide. Par-tout où cette Subſtance ſe rencontre, là eſt auſſi l’eſſence de la Matiére. Mais ſi, dès qu’une choſe qui a plus de perfection, eſt ajoutée à cette Subſtance, l’eſſence de la Matiére eſt détruite, que deviendra l’eſſence de la Matiére dans une Plante, ou dans un Animal dont les proprietez ſont ſi fort au deſſus d’une Subſtance purement ſolide & étenduë ?
    Mais ajoûte-t-on, il n’y a pas moyen de concevoir comment la Matiére peut penſer. J’en tombe d’accord, répond M. Locke : mais inſerer de là que Dieu ne peut pas donner à la Matiére la faculté de penſer, c’eſt dire que la toute-puiſſance de Dieu renfermée dans des bornes fort étroites, par la raiſon que l’Entendement de l’Homme eſt lui-même fort borné. Si Dieu ne peut donner aucune puiſſance à une portion de matiére que celle que les hommes peuvent déduire de l’eſſence de la Matiére en général, ſi l’eſſence ou les proprietez de la Matiére ſont détruites par toutes les qualitez qui nous paroiſſent au deſſus de la Matiére, & que nous ne ſaurions concevoir comme des conſéquences naturelles de cette eſſence, il eſt évident que l’Eſſence de la Matiére eſt détruite dans la plûpart des parties ſenſibles de notre Syſtême, dans les Plantes, & dans les Animaux. On ne ſauroit comprendre comment la Matiére pourroit penſer ; Donc Dieu ne peut lui donner la puiſſance de penſer. Si cette raiſon eſt bonne, elle doit avoir lieu dans d’autres rencontres. Vous ne pouvez concevoir que la Matiére puiſſe attirer la Matiére à aucune diſtance, moins encore à la diſtance d’un million de milles ; Donc Dieu ne peut lui donner une telle puiſſance. Vous ne pouvez concevoir que la Matiére puiſſe ſentir ou ſe mouvoir, ou affecter un Etre immateriel & être muë par cet Etre ; Donc Dieu ne peut lui donner de telles Puiſſances ; ce qui eſt en effet nier la Peſanteur, & la revolution des Planetes autour du Soleil, changer les Bêtes en pures machines ſans ſentiment ou mouvement ſpontanée, & refuſer à l’Homme le ſentiment & le mouvement volontaire.
    Portons cette Règle un peu plus avant. Vous ne ſauriez concevoir comment une Subſtance étenduë & ſolide pourroit penſer : Donc Dieu ne ſauroit faire qu’elle penſe. Mais pouvez-vous concevoir comment votre propre Ame, ou aucune Subſtance penſe ? Vous trouvez à la vérité, que vous penſez. Je le trouve auſſi. Mais je voudrois bien que quelqu’un m’apprît comme ſe fait l’Action de penſer ; car j’avoue que c’eſt une choſe tout-à-fait au deſſus de ma portée. Cependant je ne ſaurois en nier l’exiſtence ; quoi que je n’en puiſſe pas comprendre la maniére. Je trouve que Dieu m’a donné cette Faculté, & bien que je ne puiſſe qu’être convaincu de ſa Puiſſance à cet égard, je ne ſaurois pourtant en concevoir la maniere dont il l’exerce ; & ne ſeroit-ce pas une inſolente abſurdité de nier ſa Puiſſance en d’autres cas pareils, par la ſeule raiſon que je ne ſaurois comprendre comment elle peut être exercée dans ces cas-là ?
    Dieu, continuë M. Locke, a créé une Subſtance : que ce ſoit : par exemple une Subſtance étenduë & ſolide : Dieu eſt-il obligé de lui donner, outre l’être, la puiſſance d’agir ? C’eſt ce que perſonne n’oſera dire, à ce que je croi. Dieu peut donc la laiſſer dans une parfaite inactivité. Ce ſera pourtant une Subſtance. De même, Dieu crée ou fait exiſter de nouveau une Subſtance immaterielle, qui, ſans doute, ne perdra pas ſon être de Subſtance, quoique Dieu ne lui donne que cette ſimple exiſtence, ſans lui communiquer aucune activité. Je demande à preſent, quelle puiſſance Dieu peut donner à l’une de ces Subſtances qu’il ne puiſſe point donner à l’autre. Dans cet état d’inactivité, il eſt viſible qu’aucune d’elle ne penſe : car penſer étant une action, l’on ne peut nier que Dieu ne puiſſe arrêter l’action de toute Subſtance créée ſans annihilation la Subſtance : & ſi cela eſt ainſi, il peut auſſi créer ou faire exiſter une telle Subſtance, ſans lui donner aucune action. Par la même raiſon il eſt évident qu’aucune de ces Subſtances ne peut ſe mouvoir elle-même. Je demande à préſent pourquoi Dieu ne pourroit-il point donner à l’une de ces Subſtances, qui ſont également dans un état de parfaite inactivité, la même puiſſance de ſe mouvoir qu’il peut donner à l’autre, comme, par exemple, la puiſſance d’un mouvement ſpontanée, laquelle on ſuppoſe que Dieu peut donner à une Subſtance non-ſolide, mais qu’on nie qu’il puiſſe donner à une Subſtance ſolide.
    Si l’on demande à ces gens-là pourquoi ils bornent la Toute puiſſance de Dieu à l’égard de l’une plûtôt qu’à l’égard de l’autre de ces Subſtances, tout ce qu’ils peuvent dire ſe reduit à ceci ; Qu’ils ne ſauroient concevoir comment la Subſtance ſolide peut jamais être capable de ſe mouvoir elle-même. A quoi je répons, qu’ils ne conçoivent pas mieux comment une Subſtance créée non ſolide peut ſe mouvoir. Mais dans une Subſtance immaterielle il peut y avoir des choſes que nous ne connoiſſez pas. J’en tombe d’accord ; & il peut y en avoir auſſi dans une Subſtance materielle. Par exemple, la gravitation de la Matiére vers la Matiére ſelon différentes proportions qu’on voit à l’œuil, pour ainſi dire, montre qu’il y a quelque choſe dans la Matiére que nous n’entendons pas, à moins que nous ne puiſſions découvrir dans la Matiére une Faculté de ſe mouvoir elle-même, ou une attraction inexplicable & inconcevable, qui s’étend jusqu’à des diſtances immenſes & preſque incomprehenſibles. Par conſéquent il faut convenir qu’il y a dans les Subſtances ſolides, auſſi bien que dans les Subſtances non-ſolides quelque choſe que nous n’entendons pas. Ce que nous ſavons, c’eſt que chacune de ces Subſtances peut avoir ſon exiſtence diſtincte, ſans qu’aucune activité leur ſoit communiquée ; à moins qu’on ne veuille nier que Dieu puiſſe ôter à un etre ſa puiſſance d’agir, ce qui paſſeroit, ſans doute, pour une extrême préſomption. Et après y avoir bien penſé, vous trouverez en effet qu’il eſt auſſi difficile d’imaginer la puiſſance de ſe mouvoir à une Subſtance materielle, tout auſſi bien qu’à une Subſtance immaterielle : puiſque nulle de ces deux Subſtances ne peut l’avoir par elle-même, & que nous ne pouvons concevoir comment cette puiſſance peut être en l’une ou l’autre.
    Que Dieu ne puiſſe pas faire qu’une Subſtance ſoit ſolide & non-ſolide en même temps, c’eſt, je croi, ce que nous pouvons aſſurer ſans bleſſer le reſpect qui lui eſt dû. Mais qu’une Subſtance ne puiſſe point avoir des qualitez, des perfections & des puiſſances qui n’ont aucune liaison naturelle ou viſiblement néceſſaire avec la ſolidité et l’étenduë, c’eſt temerité à nous qui ne ſommes que d’hier & qui ne connoiſſons rien, de l’aſſurer poſitivement. Si Dieu ne peut joindre les choſes par des connexions que nous ne ſaurions comprendre, nous devons nier la conſiſtence & l’exiſtence de la Matiére même ; puiſque chaque partie de Matiére ayant quelque groſſeur, à ſes parties unies par des moyens que nous ne ſaurions concevoir. Et par conſéquent, toutes les difficultez qu’on forme contre la puiſſance de penſer attachée à la Matiére fondées ſur notre ignorance ou les bornes étroites de notre conception, ne touchent en aucune maniére la puiſſance de Dieu, s’il veut communiquer à la Matiere la faculté de penſer ; & des difficultez ne prouvent point qu’il ne l’aît pas actuellement communiquée à certaines parties de matiére diſpoſées comme il le trouve à propos, juſqu’à ce qu’on puiſſe montrer qu’il y a de la contradiction à le ſuppoſer. Quoi que dans cet Ouvrage M. Locke ait expreſſément compris la ſenſation ſous l’idée de penſer en général, il parle dans ſa Replique au D. Stillingfleet du ſentiment dans les Brutes comme d’une choſe diſtincte de la Penſée : parce que ce Docteur reconnoît que les Bêtes ont du ſentiment. Sur quoi M. Locke obſerve que ſi ce Docteur donne du ſentiment aux Bêtes, il doit reconnoître, ou que Dieu peut donner & donne actuellement la puiſſance d’appercevoir & de penſer à certaines particules de Matiére, ou que les Bêtes ont des Ames immaterielles, & par conſéquent immortelles, ſelon le D. Stillingfleet, tout auſſi bien que les Hommes. Mais, ajoûte M. Locke, dire que les Mouches & les Cirons ont des Ames immortelles auſſi bien que les Hommes, c’eſt ce qu’on regardera peut-être comme une aſſertion qui a bien la mine de n’avoir été avancée que pour faire valoir une hypotheſe. Le Docteur Stillingfleet avoit demandé à M. Locke ce qu’il y avoit dans la Matiére qui pût répondre au ſentiment interieur que nous avons de nos Actions. Il n’y a rien de tel, répond M. Locke, dans la Matiere conſiderée ſimplement comme Matiére. Mais on ne prouvera jamais que Dieu ne puiſſe donner à certaine partie de Matiére la puiſſance de penſer, en demandant, comment il eſt poſſible de comprendre que le ſimple Corps puiſſe appercevoir qu’il apperçoit. Je conviens de la foibleſſe de notre compréhenſion à cet égard : & j’avouë que nous ne ſaurions concevoir comment une Subſtance non-ſolide créée penſe : mais cette foibleſſe de notre comprehenſion n’affecte en aucune maniére la puiſſance de Dieu. Le Docteur Stillingfleet avoit dit qu’il ne mettoit point de bornes à la Toute-puiſſance de Dieu, qui peut, dit-il, changer un Corps en une Subſtance immaterielle. C’eſt-à-dire, répond M. Locke, que Dieu peut ôter à une Subſtance la ſolidité qu’elle avoit auparavant & qui la rendoit Matiere, & lui donner enſuite la faculté de penſer qu’elle n’avoit pas auparavant, & qui la rend Eſprit, la même Subſtance reſtant. Car ſi la même Subſtance ne reſte pas, le Corps n’eſt pas changé en une Subſtance immaterielle, mais la Subſtance ſolide eſt annihilée avec toutes ſes appartenances ; & une Subſtance immaterielle eſt créée à la place, ce qui n’eſt pas changer une choſe en une autre, mais en détruire une, & en faire une autre de nouveau.
    Cela poſé, voici quel avantage M. Locke prétend tirer de cet aveu.
    1. Dieu, dites-vous, peut ôter d’une Subſtance ſolide la ſolidité, qui eſt-ce qui la rend Subſtance ſolide ou Corps ; & qu’il peut en faire une Subſtance immaterielle, c’eſt-à-dire une Subſtance ſans ſolidité. Mais cette privation d’une qualité ne donne pas une autre qualité ; & le ſimple éloignement d’une moindre qualité n’en communique pas une plus excellente, à moins qu’on ne diſe que la puiſſance de penſer reſulte de la nature même de la Subſtance, auquel cas il faut qu’il y aît une puiſſance de penſer, par-tout où eſt la Subſtance. Voila donc, ajoute M. Locke, une Subſtance immaterielle ſans faculté de penſer, ſelon les propres Principes du Dr. Stillingfleet.
    2. Vous ne nierez pas en ſecond lieu, que Dieu ne puiſſe donner la faculté de penſer à cette Subſtance ainſi dépouillée de ſolidité, puiſqu’il ſuppoſe qu’elle eſt renduë capable en devenant immaterielle ; d’où il s’enſuit que la même Subſtance numerique peut être en un certain temps non-penſante, ou ſans faculté de penſer, & dans un autre temps parfaitement penſante, ou douée de la puiſſance de penſer.
    3. Vous ne nierez pas non plus, que Dieu ne puiſſe donner la ſolidité à cette Subſtance, & la rendre encore materielle. Cela poſé, permettez-moi de vous demander pourquoi Dieu ayant donné à cette Subſtance la faculté de penſer après lui avoir ôté la ſolidité, ne peut pas lui redonner la ſolidité ſans lui ôter la faculté de penſer. Après que vous aurez éclairci ce point, vous aurez prouvé qu’il eſt impoſſible à Dieu, malgré ſa Toute puiſſance, de donner à une Subſtance ſolide la Faculté de penſer : mais avant cela, nier que Dieu puiſſe le faire, c’eſt nier qu’il puiſſe faire ce qui de ſoi eſt poſſible, & par conſéquent mettre des bornes à la Toute-puiſſance de Dieu.
    Enfin M. Locke déclare que s’il eſt d’une dangereuſe conſéquence de ne pas admettre comme une vérité inconteſtable l’immaterialité de l’Ame, ſon Antagoniſte devoit l’établir ſur de bonnes preuves, à quoi il étoit d’autant plus obligé que, ſelon lui, rien n’aſſure mieux les grandes fins de la Religion & de la Morale que les preuves de l’immortalité de l’Ame, fondées ſur ſa nature & ſur ſes proprietez, qui font voir qu’elle eſt immaterielle. Car quoi qu’il ne doute point que Dieu ne puiſſe donner l’Immortalité à une Subſtance materielle, il dit expreſſément, que c’eſt beaucoup diminuer l’évidence de l’immortalité que de la faire dépendre entiérement de ce que Dieu lui donne ce dont elle n’eſt pas capable de ſa propre nature. M. Locke ſoûtient que c’eſt dire nettement, que la fidelité de Dieu n’eſt pas un fondement aſſez ferme & aſſez ſûr pour s’y repoſer, ſans le concours du témoignage de la Raiſon ; ce qui eſt autant que ſi l’on diſoit que Dieu ne doit pas en être crû ſur ſa parole, ce qui ſoit dit ſans blasphême, à moins que ce qu’il releve ne ſoit en lui-même ſi croyable qu’on en puiſſe être perſuadé ſans revelation. Si c’eſt là, ajoute M. Locke, le moyen d’accrediter la Religion Chrétienne dans tous ſes Articles, je ne ſuis pas faché que cette méthode ne ſe trouve point dans aucun de mes Ouvrages. Car pour moi, je croi qu’une telle choſe m’auroit attiré (& avec raiſon) un reproche de Scepticiſme. Mais je ſuis ſi éloigné de m’expoſer à un pareil reproche ſur cet article que je ſuis fortement perſuadé qu’encore qu’on ne puiſſe pas montrer que l’Ame eſt immaterielle, cela ne diminuë nullement l’évidence de ſon Immortalité ; parce que la fidélité de Dieu eſt une démonſtration de la vérité de tout ce qu’il a renouvelé, & que le manque d’une autre démonſtration ne rend pas douteuſe une Propoſition démontrée.
    Au reſte M. Locke ayant prouvé par des paſſages de Virgile, & de Ciceron que l’uſage qu’il faiſoit du mot Eſprit en le prenant pour une Subſtance penſante ſans en exclurre la materialité, n’étoit pas nouveau, le Dr. Stillingfleet ſoûtient que ces deux Auteurs diſtinguoient expreſſément l’Eſprit du Corps. A cela M. Locke répond qu’il eſt très-convaincu que ces Auteurs ont diſtingué ces deux choſes, c’eſt-à-dire que par Corps ils ont entendu les parties groſſiéres & viſibles d’un homme, & par Eſprit une matiere ſubtile, comme le vent, le feu ou l’éther, par où il eſt évident qu’ils n’ont pas prétendu dépouiller l’Eſprit de toute eſpèce de materialité. Ainſi Virgile décrivant l’Eſprit ou l’Ame d’Anchiſe, que ſon Fils veut embraſſer, nous dit :
    * Ter conatus ibi collo dare bracchia circum :
    Ter furtſtra comprenſa manus effugit imago,
    Par levibus venis, volucrique ſimillima ſomno
    .

    Et Ciceron ſuppoſe dans le prémier Livre des Queſtions Tuſculanes, qu’elle eſt l’air ou feu, Anima ſit Animus (a), dit-il, igniſve neſcio, ou bien un Air enflammé, (b) inflammata anima, ou une quinteſſence introduite par Ariſtote, (c) quinta quedam naturea ab Ariſtoele introducta.
    Mr. Locke conclut enfin que, tant s’en faut qu’il y aît de la contradiction à dire que Dieu peut donner, s’il veut, à certains amas de matiére, diſpoſez comme il le trouve à propos, la faculté d’appercevoir & de penſer, perſonne n’a prétendu trouver en cela aucune contradiction avec Des-Cartes qui pour en venir-là dépouille les Bêtes de tout ſentiment, contre l’Experience la plus palpable. Car autant qu’il a pû s’en inſtruire par lui-même ou ſur le rapport d’autrui, les Péres de l’Egliſe Chrétienne n’ont jamais entrepris de démontrer que la Matiére fût incapable de recevoir, des mains du Créateur, le pouvoir de ſentir, d’appercevoir, & de penſer.

    * Æneid. Lib. V I. v. 700. &c. (a) Cap. 25. (b) Cap. 18. (c) Cap. 26.