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Qu’il n’y a point

déployer, & tous ces materiaux ſe multipliant à meſure que cette Faculté ſe perfectionne, il arrive d’ordinaire que les Enfans n’acquiérent ces idées générales & n’apprennent les noms qui ſervent à les exprimer, que lors qu’ayant exercé leur Raiſon pendant un aſſez long tems ſur des idées familiéres & plus particuliéres, ils ſont devenus capables d’un entretien raiſonnable par le commerce qu’ils ont eu avec d’autres perſonnes. Si l’on peut dire dans un autre ſens, que les Hommes reçoivent ces Maximes générales lors qu’ils viennent à faire uſage de leur Raiſon, c’eſt ce que j’ignore ; & je voudrois bien qu’on prît la peine de le faire voir, ou du moins qu’on me montrât (quelque ſens qu’on donne à cette Propoſition, celui-là, ou quelque autre) comment on en peut inferer, que ces Maximes ſont innées.

§. 15.Par quels dégrez l’Eſprit vient à connoitre pluſieurs veritez. D’abord les Sens rempliſſent, pour ainſi dire, notre Eſprit de diverſes idées qu’il n’avoit point ; & l’Eſprit ſe rendant peu-à-peu ces idées familieres, les place dans ſa Mémoire, & leur donne des Noms. Enſuite, il vient à ſe repréſenter d’autres idées, qu’il abſtrait de celles-là, & il apprend l’uſage des noms généraux. De cette maniére l’Eſprit prépare des materiaux d’idées & de paroles, ſur leſquels il exerce ſa faculté de raiſonner ; & l’usage de la Raison devient, chaque jour, plus ſenſible, à mesure que ces matériaux ſur leſquels elle s’exerce, augmentent. Mais quoi que toutes ces choſes, c’eſt à dire, l’acquiſition des idées générales, l’uſage des noms généraux qui les repréſentent, & l’uſage de la Raiſon, croiſſent, pour ainſi dire, ordinairement enſemble, je ne vois pourtant pas que cela prouve en aucune maniere que ces idées ſoient innées. J’avoûë qu’il y a certaines véritez, dont la connoiſſance eſt dans l’eſprit de fort bonne heure, mais c’eſt d’une maniére qui fait voir que ces véritez ne ſont point innées. En effet, ſi nous y prenons garde, nous trouverons que ces ſortes de véritez ſont compoſées d’idées qui ne ſont nullement innées, mais acquiſes : car les prémiéres idées qui occupent l’Eſprit des Enfans, ce ſont celles qui leur viennent par l’impreſſion des choſes extérieures, & qui font de plus fréquentes impreſſions ſur leurs Sens. C’eſt sur ces idées, acquiſes de cette maniere, que l’Eſprit vient à juger du rapport, ou de la différence qu’il y a entre les unes & les autres ; & cela apparemment, dès qu’il vient à faire uſage de la Mémoire, & qu’il eſt capable de recevoir & de retenir diverſes idées diſtinctes. Mais que cela ſe faſſe alors ou non, il eſt certain du moins, que les Enfans forment ces ſortes de jugemens long-tems avant qu’ils ayent appris à parler ; & qu’ils ſoient parvenus à ce que nous appellons l’âge de Raiſon. Car avant qu’un Enfant ſache parler, il connoît auſſi certainement la différence qu’il y a entre les idées du doux & de l’amer, c’eſt à dire, que le doux n’eſt pas l’amer, qu’il ſait dans la ſuite quand il vient à parler, que l’abſinthe & les dragées ne ſont pas la même choſe.

§. 16. Un Enfant ne vient à connoître que trois & quatre ſont égaux à ſept, que lors qu’il eſt capable de compter jusqu’à ſept, qu’il a acquis l’idée de ce qu’on nomme égalité, & qu’il ſait comment on la nomme. Du reſte, quand il en eſt venu là, dès qu’on lui dit, que trois & quatre ſont égaux à ſept, il n’a pas plûtôt compris le ſens de ces paroles, qu’il donne ſon conſen-