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Des Dégrez d’Aſſentiment. Liv. IV.

toriens dignes de foi & qui n’ont été contredits par aucun Ecrivain, un homme ne ſauroit éviter de les croire ; & il n’en peut non plus douter, qu’il doute de l’exiſtence & des actions des perſonnes de ſa connoiſſance dont il eſt témoin lui-même.

§. 9.Des Expériences & des Témoignages qui ſe contrediſent diverſifient à l’infini les dégrez de Probabilité. Juſque-là, la choſe eſt aſſez aiſée à comprendre. La Probabilité établie ſur de tels fondemens emporte avec elle un ſi grand dégré d’évidence qu’elle détermine naturellement le Jugement, & nous laiſſe auſſi peu en liberté de croire ou de ne pas croire, qu’une Démonſtration laiſſe en liberté de connoître ou de ne pas connoître. Mais où il y a de la difficulté, c’eſt lorſque les Témoignages contrediſent la commune expérience, & que les Relations hiſtoriques & les témoins ſe trouvent contraires au cours ordinaire de la Nature, ou entr’eux. C’eſt là qu’il faut de l’application & de l’exactitude pour former un Jugement droit, & pour proportionner notre aſſentiment à la différente probabilité de la choſe, lequel aſſentiment hauſſe ou baiſſe ſelon qu’il eſt favoriſé ou contredit par ces deux fondemens de credibilité, je veux dire l’obſervation ordinaire en pareil cas, & les témoignages particuliers dans tel ou tel exemple. Ces deux fondemens de credibilité ſont ſujets à une ſi grande variété d’obſervations, de circonſtances & de rapports contraires, à tant de différentes qualifications, temperamens, deſſeins, négligences, &c. de la part des Auteurs de la Relation, qu’il eſt impoſſible de réduire à des règles préciſes les différens dégrez ſelon leſquels les hommes donnent leur aſſentiment. Tout ce qu’on peut dire en général, c’eſt que les raiſons & les preuves qu’on peut apporter pour & contre, étant une fois ſoûmiſes à un examen légitime où l’on peſe exactement chaque circonſtance particuliére, doivent paroître ſur le tout l’emporter plus ou moins d’un côté que de l’autre : ce qui les rend propres à produire dans l’Eſprit ces différens dégrez d’aſſentiment, que nous appelons croyance, conjecture, doute, incertitude, défiance, &c.

§. 10.Les Témoignages connus par Tradition, plus ils ſont éloignez, plus foible eſt la preuve qu’on en peut tirer. Voilà ce qui regarde l’aſſentiment dans des matiéres qui dépendent du témoignage d’autrui : ſur quoi je penſe qu’il ne ſera pas hors de propos de prendre connoiſſance d’une Règle obſervée dans la Loi d’Angleterre, qui eſt que, quoi que la Copie d’un Acte, reconnuë authentique par des Témoins, ſoit une bonne preuve, cependant la copie d’une Copie, quelque bien atteſtée qu’elle ſoit & par les témoins les plus accréditez, n’eſt jamais admiſe pour preuve en Jugement. Cela paſſe ſi généralement pour une pratique raiſonnable, & conforme à la prudence & aux ſages précautions que nous devons employer dans nos recherches ſur des matiéres importantes, que je ne l’ai pas encore ouï blâmer de perſonne. Or ſi cette pratique doit être reçüe dans les déciſions qui regardent le Juſte & l’Injuſte, on en peut tirer cette obſervation qu’un Témoignage a moins de force & d’autorité, à meſure qu’il eſt plus éloigné de la vérité originale. J’appelle vérité originale, l’être & l’exiſtence de la choſe même. Un homme digne de foi venant à témoigner qu’une choſe lui eſt connuë, eſt une bonne preuve ; mais ſi une autre perſonne également croyable, la témoigne ſur le rapport de cet homme, le témoignage eſt plus foible ;