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De l’Enthouſiaſme. Liv. IV.

d’en appeller à la Foi par oppoſition à la Raiſon qu’on peut, je penſe, attribuer en grand’partie, ces abſurditez dont la plûpart des Religions qui diviſent le Genre Humain, ſont remplies. Les hommes ayant été une fois imbus de cette opinion, Qu’ils ne doivent pas conſulter la Raiſon dans les choſes qui regardent la Religion quoi que viſiblement contraires au ſens commun & aux Principes de toute leur Connoiſſance, ils ont lâché la bride à leurs fantaiſies & au penchant qu’ils ont naturellement vers la Superſtition, par où ils ont été entraînez dans des opinions ſi étranges, & dans des pratiques ſi extravagantes en fait de Religion qu’un homme raiſonnable ne peut qu’être ſurpris de leur folie, & que regarder ces opinions & ces pratiques comme des choſes ſi éloignées d’être agréables à Dieu, cet Etre ſuprême qui eſt la Sageſſe même, qu’il ne peut s’empêcher de croire qu’elles paroiſſent ridicules & choquantes à tout homme qui a l’eſprit & le cœur bien fait. De ſorte que dans le fond la Religion qui devroit nous diſtinguer le plus des Bêtes & contribuer plus particulierement à nous élever comme Créatures raiſonnables au deſſus des Brutes, eſt la choſe en quoi les hommes paroiſſent ſouvent le plus déraiſonnables, & plus inſenſez que les Bêtes mêmes. Credo quia impoſſible eſt, Je le croi parce qu’il eſt impoſſible, eſt une maxime qui peut paſſer dans un homme de bien pour un emportement de zèle ; mais ce ſeroit une fort méchante règle pour déterminer les hommes dans le choix de leurs opinions ou de leur Religion.


CHAPITRE XIX.

De l’Enthouſiaſme.


§. 1.Combien il eſt néceſſaire d’aimer la Verité.
QUiconque veut chercher ſerieuſement la Vérité, doit avant toutes choſes concevoir de l’amour pour Elle. Car celui qui ne l’aime point, ne ſauroit ſe tourmenter beaucoup pour l’acquerir, ni être beaucoup en peine lorſqu’il manque de la trouver. Il n’y a perſonne dans la République des Lettres qui ne faſſe profeſſion ouverte d’être amateur de la Vérité ; & il n’y a point de Créature raiſonnable qui ne prît en mauvaiſe part de paſſer dans l’Eſprit des autres pour avoir une inclination contraire. Mais avec tout cela, l’on peut dire ſans ſe tromper, qu’il a fort peu de gens qui aiment la Vérité pour l’amour de la Vérité, parmi ceux-là même qui croyent être de ce nombre. Sur quoi il vaudroit la peine d’examiner comment un homme peut connoître qu’il aime ſincerement la Vérité. Pour moi, je croi qu’en voici une preuve infaillible, c’eſt de ne pas recevoir une Propoſition avec plus d’aſſûrance, que les preuves ſur leſquelles elle eſt fondée ne le permettent. Il eſt viſible que quiconque va au delà de cette meſure, n’embraſſe pas la Vérité par l’amour qu’il a pour elle, qu’il n’aime pas la Vérité pour l’amour d’elle-même, mais pour quelque autre fin indirecte. Car l’évidence qu’une Propoſition eſt véritable (excepté celles