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Qu’il n’y a point

ſait ? Se trouveroit-il même quelqu’un qui oſât ſoûtenir, qu’un Enfant aît aucune idée, ou aucune connoiſſance de cette Propoſition dans un âge, où cependant on voit évidemment qu’il connoît pluſieurs autres véritez ? Que s’il y a des gens qui oſent aſſûrer que les Enfans ont des idées de ces Maximes générales & abſtraites dans le temps qu’ils commencent à connoître leurs Jouëts & leurs Poupées, on pourroit peut-être dire d’eux, ſans leur faire grand tort, qu’à la vérité ils ſont fort zélez pour leur ſentiment, mais qu’ils ne défendent point avec cette aimable ſincerité qu’on découvre dans les Enfans.

§. 26.Par conſéquent elles ne ſont point innées. Donc, quoi qu’il y ait pluſieurs Propoſitions générales qui ſont toujours reçûës avec un entier conſentement dès qu’on les propoſe à des perſonnes qui ſont parvenuës à un âge raiſonnable, & qui étant accoûtumées à des idées abſtraites & univerſelles, ſavent les termes dont on ſe ſert pour les exprimer, cependant, comme ces véritez ſont inconnuës aux Enfans dans le temps qu’ils connoiſſent d’autres choſes, on ne peut point dire qu’elles ſoient reçûës d’un conſentement univerſel de tout Etre doué d’intelligence, & par conſéquent on ne ſauroit ſuppoſer en aucune maniére, qu’elles ſoient innées. Car il eſt impoſſible qu’une vérité innée (s’il y en a de telles) puiſſe être inconnuë, du moins à une perſonne qui connoît déja quelque autre choſe, parce que s’il y a des véritez innées, il faut qu’il y ait des penſées innées : car on ne ſauroit concevoir qu’une vérité ſoit dans l’Eſprit, ſi l’Eſprit n’a jamais penſé à cette vérité. D’où il s’enſuit évidemment, que s’il y a des véritez innées, il faut de néceſſité que ce ſoient les premiers Objets de la penſée, la prémiére choſe qui paroiſſe dans l’Eſprit.

§. 27.Elles ne ſont point innées, parce qu’elles paroiſſent moins, où elles devroient ſe montrer avec plus d’éclat. Or que ces Maximes générales, dont nous avons parlé juſques ici, ſoient inconnuës aux Enfans, aux Imbecilles, & à une grande partie du Genre Humain, c’eſt ce que nous avons déja ſuffiſamment prouvé : d’où il paroît évidemment, que ces ſortes de Maximes ne ſont pas reçuës d’un conſentement univerſel ; & qu’elles ne ſont point naturellement gravées dans l’Eſprit des Hommes. Mais on peut tirer de là une autre preuve contre le ſentiment de ceux qui prétendent que ces Maximes ſont innées, c’eſt que, ſi c’étoient autant d’impreſſions naturelles & originales, elles devroient paroître avec plus d’éclat dans l’Eſprit de certaines Perſonnes, où cependant nous n’en voyons aucune trace. Ce qui eſt, à mon avis, une ſorte de préſomption que ces Caractéres ne ſont point innez, puis qu’ils ſont moins connus de ceux en qui ils devroient ſe faire voir avec plus d’éclat, s’ils étoient effectivement innez. Je veux parler des Enfans, des Imbecilles, des Sauvages, & des gens ſans Lettres : car de tous les hommes ce ſont ceux qui ont l’Eſprit moins alteré & corrompu par la coûtume & par des opinions étrangéres. Le Savoir & l’Education n’ont point fait prendre une nouvelle forme à leurs prémiéres penſées, ni brouillé ces beaux caractéres, gravez dans leur Ame par la Nature même, en les mêlant avec des Doctrines étrangéres & acquiſes par art. Cela poſé, l’on pourroit croire raiſonnablement, que ces Notions innées devroient ſe faire voir aux yeux de tout le monde dans ces ſortes de perſonnes, comme il eſt certain qu’on s’apperçoit ſans