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de pratique ne ſont innez. Liv. I.

& ne ſoit pas en même temps. Cette Propoſition porte avec elle ſon évidence ; & n’a nul beſoin de preuve, de ſorte que celui qui entend les termes qui ſervent à l’exprimer, ou la reçoit d’abord en vertu de la lumiére qu’elle a par elle-même, ou rien ne ſera jamais capable de la lui faire recevoir. Mais ſi l’on propoſoit cette Règle de Morale, qui eſt la ſource & le fondement inébranlable de toutes les vertus qui regardent la Société, Ne faites à autrui que ce que vous voudriez qui vous fût fait à vous-même, ſi, dis-je, on propoſoit cette Règle à une perſonne qui n’en auroit jamais ouï parler auparavant, mais qui ſeroit pourtant capable d’en comprendre le sens, ne pourroit-elle pas, ſans abſurdité, en demander la raiſon ? Et celui qui la propoſeroit, ne ſeroit-il pas obligé d’en faire voir la vérité ? Il s’enſuit clairement de là, que cette Loi n’eſt pas née avec nous, puiſque, ſi cela étoit, elle n’auroit aucun beſoin d’être prouvée, & ne pourroit être miſe dans un plus grand jour, mais devroit être reçuë comme une vérité inconteſtable qu’on ne ſauroit revoquer en doute, dès lors, au moins, qu’on l’entendroit prononcer & qu’on en comprendroit le ſens. D’où il paroît évidemment que la vérité des Règles de Morale dépend de quelque autre vérité antérieure, d’où elles doivent être déduites par voye de raiſonnement, ce qui ne pourroit être, ſi ces Règles étoient innées, ou même évidentes par elles-mêmes.

§. 5.Exemple tiré des raiſons pourquoi il faut obſerver les Contrats. L’obſervation des Contrats & des Traitez eſt ſans contredit un des plus grands & des plus inconteſtables Devoirs de la Morale. Mais ſi vous demandez à un Chrétien qui croit des récompenſes & des peines après cette vie, Pourquoi un homme doit tenir ſa parole, il en rendra cette raiſon, c’eſt que Dieu eſt l’arbitre du bonheur & du malheur éternel, nous le commande. Un Diſciple d’Hobbes à qui vous ferez la même demande, vous dira que le Public le veut ainſi, & que le Leviathan vous punira, ſi vous faites le contraire. Enfin, un Philoſophe Payen auroit répondu à cette Queſtion, que de violer ſa promesse, c’étoit faire une choſe deshonnête, indigne de l’excellence de l’homme, & contraire à la Vertu, qui éleve la Nature humaine au plus haut point de perfection où elle ſoit capable de parvenir.

§. 6.La Vertu eſt généralement approuvée non pas à cauſe qu’elle eſt innée, mais par qu’elle eſt utile. C’eſt de ces différens Principes que découle naturellement cette grande diverſité d’Opinions qui ſe rencontre parmi les hommes à l’égard des Règles de Morale, ſelon les differentes eſpèces de bonheur qu’ils ont en vûë, ou dont ils ſe propoſent l’acquiſition : diverſité qui leur ſeroit abſolument inconnuë, s’il y avoit des Principes de pratique qui fuſſent innez & gravez immédiatement dans leur Ame par le doigt de Dieu. Je conviens que l’exiſtence de Dieu paroît par tant d’endroits, & que l’obéiſſance que nous devons à cet Etre ſuprême, eſt ſi conforme aux lumiéres de la Raiſon, qu’une grande partie du Genre Humain rend témoignage à la Loi de la Nature ſur cet important article. Mais d’autre part, on doit reconnoître, à mon avis, que tous les hommes peuvent s’accorder à recevoir pluſieurs Règles de Morale, d’un conſentement univerſel, ſans connoître ou recevoir le véritable fondement de la Morale, lequel ne peut être autre choſe que la volonté ou la Loi de Dieu, qui voyant toutes les actions des hommes, & pénétrant leurs plus ſecretes penſées, tient, pour ainſi dire, entre ſes mains