Page:London (trad Wenz) - L’Amour de la vie - 1907.djvu/13

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
9
L'AMOUR DE LA VIE

lui permettre de voir le poisson, et il lui fallut attendre qu’elle se fût éclaircie.

Il renouvela la poursuite jusqu’à ce que l’eau redevint trouble. Puis il se décida à changer de tactique : il déboucla son seau de fer-blanc et commença à vider la mare. Tout d’abord, il travailla avec tant d’ardeur qu’il s’éclaboussait et rejetait l’eau si près qu’elle recoulait dans la mare. Puis il y apporta plus de soin, essayant de rester calme, quoique son cœur battît contre sa poitrine et que ses mains fussent tremblantes. Au bout d’une demi-heure, la mare était presque à sec : il n’y restait plus une tasse d’eau, et il n’y avait pas de poisson.

Il découvrit, parmi les pierres, une crevasse cachée par laquelle celui-ci s’était échappé dans une mare voisine plus grande et qu’il n’aurait pas vidée en un jour et une nuit… S’il avait su, il aurait pu boucher la fente avec une pierre dès le commencement et aurait attrapé le poisson.

En pensant ainsi il s’affaissa sur la terre humide. Il pleura doucement d’abord, ensuite tout haut, clamant sa plainte à la désolation impitoyable qui l’entourait, et, longtemps, de gros sanglots secs le secouèrent.

Il alluma un feu et se chauffa en buvant des quarts d’eau chaude, puis il installa son camp sur un rebord de rocher comme il l’avait fait la nuit précédente. La dernière chose qu’il fit fut de voir si ses allumettes étaient sèches et de remonter sa montre. Les couvertures étaient humides et moites. Sa cheville avait des élancements douloureux ; mais tout ce qu’il savait, c’était qu’il avait faim ; et, durant son sommeil agité, il rêva de fêtes, de banquets et de mets présentés de toutes les façons imaginables.

Il se réveilla transi et se sentant mal. Il n’y avait pas de soleil. Le gris du ciel et de la terre était devenu plus foncé et plus profond. Un vent âpre soufflait et les premières bouffées de neige blanchissaient le sommet des collines. Autour de lui, l’air s’était épaissi et avait blanchi tandis qu’il faisait encore bouillir de l’eau. C’était de la neige mouillée, à moitié pluie, dont les flocons étaient larges et fondants. D’abord, ils fondirent dès qu’ils furent en contact avec la terre : mais il en tomba tant que le sol en fut couvert ; son feu s’éteignit et sa provision de mousse sèche fut gâtée.

Ce fut pour lui le signal de remettre le bagage sur son dos et de partir, il ne savait pas où.

Il ne songeait pas au « pays des petits bâtons », ni à Bill, ni à la cache sous le canot retourné, près de la rivière Dease. Il était subjugué par le mot manger. Il était fou de faim. Peu lui importait la direction qu’il prenait pourvu qu’il suivît le fond des petites vallées. Il alla au travers de la neige pour arriver aux baies de muskeg, et c’est à tâtons qu’il atteignit les roseaux et les tira par les racines. Mais tout cela était sans goût et ne le satisfit point. Il trouva une herbe aigre et mangea tout ce qu’il put en trouver, ce qui était peu, car la plante rampante était facilement dissimulée sous quelques pouces de neige.

Ce soir-là, il n’eut ni feu, ni eau chaude et se coula sous la couverture pour dormir d’un sommeil agité par la faim.

La neige se changea en pluie froide ; il se réveilla maintes fois, la sentant tomber sur sa figure. Le jour vint, un jour gris et sans soleil. La pluie avait cessé, l’acuité de sa faim avait disparu. Sa sensibilité, en ce qui concernait le désir de manger, s’était émoussée. Il sentait dans ses entrailles une souffrance sourde et lourde, mais cela ne le tourmentait plus autant. Il était devenu plus raisonnable et, une fois encore, le « pays des petits bâtons » l’intéressait, ainsi que la cache près de la rivière Dease.

Il déchira le reste d’une de ses couvertures, en fit des bandes qu’il enroula autour de ses pieds sanglants. Il resserra le bandage de sa cheville blessée et se prépara pour une journée de marche. Lorsqu’il refit son bagage, il hésita longtemps en regardant le sac trapu de peau d’élan, mais à la fin il le prit avec lui.

La neige avait fondu sous la pluie, et les crêtes des collines seules montraient une blancheur. Le soleil parut. L’homme parvint à s’orienter ; il savait maintenant