Aller au contenu

Page:London (trad Wenz) - L’Amour de la vie - 1907.djvu/18

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
14
L'ILLUSTRATION

curiosité ; de fait, l’émotion et les sensations l’avaient abandonné. Dès lors, il n’était plus sensible à la souffrance ; estomac et nerfs s’étaient endormis. Pourtant la vie qui était en lui le poussait en avant : lui était très fatigué, mais elle refusait de mourir. C’était parce qu’elle refusait de cesser qu’il mangeait encore des muskegs, des baies et des petits poissons, buvait de l’eau chaude et avait l’œil sur le loup malade.

Il suivit la trace de l’autre homme qui s’était traîné et arriva bientôt à la fin… quelques os fraîchement nettoyés dans un endroit où la mousse imbibée était marquée par les pattes d’une troupe de loups. Il vit un petit sac trapu de peau d’élan, le frère du sien, que les dents aiguës avaient déchiré. Il le ramassa quoique son poids fût presque trop lourd pour ses doigts faibles. Bill l’avait porté jusqu’à la fin, ha, ha ! C’est lui qui pourrait rire de Bill : il survivrait et emporterait le sac jusqu’au bateau sur la mer éclatante. Sa joie était rauque et horrible comme un cri de corbeau, et le loup malade hurlant lugubrement se joignit à lui. L’homme cessa tout à coup. Comment pouvait-il rire de Bill si cela était Bill, si ces os si blancs, rosés et propres, étaient Bill ?

Il se détourna : Bill l’avait abandonné, mais il ne voulait pas prendre l’or ni sucer les os de Bill. Bill cependant aurait fait cela, pensa-t-il, si les rôles avaient été intervertis.

Il arriva à une mare. S’étant baissé pour chercher des poissons, il rejeta sa tête en arrière comme s’il avait été piqué. Il avait vu son visage reflété. C’était si horrible que sa sensibilité se réveilla assez longtemps pour être frappée par le spectacle. Il y avait trois poissons dans la mare qui était trop grande pour être vidée, et après plusieurs vaines tentatives pour les attraper dans le seau de fer-blanc, il y renonça. Il craignait, à cause de sa grande faiblesse, de tomber et de se noyer. C’est pour cette même raison qu’il ne s’aventura pas sur la rivière, qu’il aurait pu descendre en enfourchant un des nombreux troncs d’arbres qui se trouvaient dans les anses de sable.

Ce jour-là, il avait diminué de trois milles la distance entre lui et le navire. Le jour suivant, de deux, car il rampait maintenant comme Bill avait rampé ; et à la fin du cinquième jour il calcula que le navire était encore éloigné de sept milles. Pourrait-il seulement faire un mille par jour ?… Cependant l’été indien durait : l’homme continua de se traîner et de s’évanouir, tour à tour, et toujours le loup malade toussait et reniflait sur ses talons.

Ses genoux étaient à vif comme ses pieds, et quoiqu’il les eût entourés de la chemise qu’il avait eue sur le dos, il laissait derrière lui une trace rouge sur la mousse et sur les pierres. Une fois, regardant en arrière, il vit le loup qui léchait, affamé, ses traces sanglantes, et comprit clairement quelle allait être sa fin, à moins qu’il ne pût lui-même avoir le loup.

Alors commença une tragédie farouche comme jamais il n’y en eut : un homme malade qui se traînait, un loup malade qui boitait, — deux créatures traînant leurs carcasses mourantes au travers de la désolation, l’une à la poursuite de la vie de l’autre.

Si le loup avait été plein de santé, l’homme ne s’en serait pas tant soucié ; mais la pensée d’aller nourrir le ventre de cette chose dégoûtante et presque morte lui répugnait.

Son esprit avait commencé à battre la campagne et à être inquiété par des hallucinations, tandis que les intervalles lucides devenaient plus rares et plus courts.

Une fois, un sifflement à son oreille le réveilla d’un évanouissement. Le voyant remuer, le loup recula, ridicule de faiblesse. Mais cela ne l’amusa point ; il n’était même pas effrayé, car il était trop bas pour cela.

Son esprit s’étant toutefois éclairci, il se coucha et réfléchit. Le navire n’était pas à plus de quatre milles ; il pouvait le voir bien distinctement quand il chassait