Page:London (trad Wenz) - L’Amour de la vie - 1907.djvu/21

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
17
L'AMOUR DE LA VIE

le brouillard qui était devant ses yeux : il pouvait voir la voile blanche d’un petit bateau qui coupait la blancheur de la mer éblouissante. Mais jamais il ne pourrait se traîner pendant ces quatre milles. Il le savait et, malgré cela, restait calme. Il savait qu’il ne pourrait pas se traîner un demi-mille, et pourtant il voulait vivre : il n’y avait pas de raison pour qu’il mourût après avoir tant supporté. Le destin exigeait trop de lui ; mourant qu’il était, il refusait de mourir. C’était pure folie peut-être, mais, même entre les griffes de la mort, il la défiait.

Il ferma les yeux et se recueillit avec une précaution infinie. Il se raidit afin de se maintenir au-dessus de cette langueur qui léchait comme une marée montante toutes les profondeurs de son être. C’était bien une mer qui montait et montait et noyait sa conscience petit à petit. Parfois, il était presque submergé, nageant dans l’oubli, d’une brassée qui faiblissait ; puis, par une étrange alchimie de son âme, il trouvait une autre bribe de volonté et nageait avec plus de force.

Couché sur le dos, sans mouvement, il pouvait entendre, se rapprochant doucement, de plus en plus, en un laps de temps qui lui semblait interminable, l’aspiration et la respiration du loup malade. Pourtant il ne bougea pas. La bête était à son oreille : la langue rude et sèche râpa sa joue. Il jeta les mains en avant ou du moins subit la volonté de les jeter en avant ; ses doigts étaient recourbés comme des griffes, mais ils se fermèrent dans le vide.

L’agilité et la certitude demandent de la force, et l’homme n’en avait point.

La patience du loup était terrible ; celle de l’homme ne l’était pas moins. Pendant une demi-journée, il resta couché, sans mouvement, luttant inconsciemment, attendant la chose qui voulait se nourrir de lui et que lui voulait manger. Parfois la mer d’oubli montait autour de lui et il rêvait de longs rêves ; mais au travers de tout, éveillé ou rêvant, il attendait toujours l’haleine poussive et la caresse rude de la langue.

Il n’entendit pas l’haleine et glissa doucement d’un rêve à la sensation de la langue sur sa main. Il attendit. Les dents pressèrent doucement. La pression augmenta : le loup donnait les derniers restes de sa force en s’efforçant d’enfoncer ses dents dans la nourriture qu’il avait attendue depuis si longtemps. Mais l’homme lui aussi avait attendu longtemps, et la main lacérée se ferma sur la mâchoire.

Doucement, tandis que le loup luttait sans force, et que la main saisissait faiblement, l’autre main se traîna pour une prise. Cinq minutes après, tout le poids du corps de l’homme était sur le loup. Les mains n’avaient pas assez de force pour étouffer le loup, mais l’homme avait la bouche pressée contre la gorge de la bête et sa bouche était pleine de poils. Au bout d’une demi-heure, l’homme avait la sensation de quelque chose de tiède qui coulait dans sa gorge. Ce n’était pas plaisant. C’était comme du plomb fondu qu’on forçait dans son estomac, que sa volonté seule y forçait. Plus tard l’homme roula sur son dos et dormit.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Il y avait à bord du baleinier le Bedford une expédition scientifique. Du pont, les observateurs remarquèrent un objet étrange sur le rivage ; cela descendait la plage vers l’eau. Ils ne purent classifier l’objet, et, comme ils étaient des hommes de science, ils montèrent dans la chaloupe qui était amarrée le long du navire et débarquèrent afin de voir. Et ils virent quelque chose de vivant qu’on pouvait à peine appeler un homme : c’était aveugle et inconscient. Cela remuait par terre comme un ver monstrueux. La plupart de ses efforts étaient vains, mais persistants ; cela se tordait, se tortillait et avançait peut-être de vingt pieds par heure.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Trois semaines plus tard, l’homme était étendu dans une des couchettes du baleinier et racontait avec des larmes sur ses joues creuses qui il était et ce qu’il