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L'ILLUSTRATION

miers d’août, et qu’il ignorait la date précise à un jour près, il calcula que le soleil devait marquer approximativement le nord-ouest.

Il regarda vers le sud ; il savait que quelque part, au delà de ces hauteurs mornes, il y avait le lac du Grand-Ours et que, dans cette direction, le cercle arctique coupait son chemin inaccessible au travers des déserts canadiens. Le courant, dans lequel il était, alimentait la rivière Coppermine, qui à son tour coulait vers le nord et se jetait dans le golfe du Couronnement. Jamais il n’y était allé, mais un jour il avait vu cela sur une carte de la Compagnie de la baie d’Hudson.

Son regard compléta le cercle autour de lui. Ce n’était pas un spectacle à donner du cœur : partout, la ligne douce de l’horizon, les collines toutes basses ; il n’y avait ni arbres, ni buissons, ni herbes, rien qu’une désolation terrible et énorme qui promptement mit de la frayeur dans ses yeux.

« Bill ! » murmura-t-il une fois, puis une fois encore : « Bill ! »

Toujours debout dans l’eau laiteuse, il se fit petit comme si l’immensité l’oppressait avec une force écrasante, le broyait brutalement de son calme terrifiant.

Il commença à trembler comme dans un accès de fièvre, à ce point que sa carabine tomba de sa main en l’éclaboussant. Cela le ramena à lui-même : il lutta contre sa peur, se ressaisit, et, tâtonnant dans l’eau, il retrouva son arme. Il mit son fardeau davantage sur l’épaule gauche, afin d’alléger d’une partie du poids la cheville démise. Puis il s’avança prudemment vers la berge, tout en grimaçant de douleur.

Il ne s’arrêta pas. Avec un désespoir qui était de la folie, sans prendre garde à la douleur, il se hâta de monter la pente de la colline derrière laquelle son camarade avait disparu. Mais, arrivé à la crête, il vit une vallée peu profonde et sans vie. De nouveau, il combattit sa frayeur, la surmonta, et, clopin-clopant, descendit la pente.

Le fond de la vallée était saturé d’eau que la mousse épaisse retenait à la surface comme une éponge. L’eau giclait de dessous ses semelles à chaque pas, et, chaque fois qu’il levait un pied, le mouvement se terminait par un bruit de succion comme si la mousse ne lâchait prise que malgré elle. Il fit son chemin pas à pas et suivit les traces de l’autre homme le long et au travers des petits bancs de rochers qui sortaient comme autant d’îles de cette mer de mousse.

Quoique seul, il n’était pas égaré. Il savait que, plus loin, il arriverait là où les pins et les sapins morts, très petits et rabougris, bordaient la rive d’un petit lac ; c’était le titchin-nichilic dans la langue du pays, « la contrée des petits bâtons ». Et dans ce lac coulait une petite rivière qui n’était pas laiteuse. On y trouvait des roseaux — cela il se le rappelait bien — mais pas de bois. Il la suivrait jusqu’à ce que son premier filet sortît de la colline. Il franchirait cette colline jusqu’à la source d’une autre rivière qui s’en allait vers l’ouest et qu’il longerait jusqu’à ce qu’elle se jetât dans la rivière Dease. Là, il trouverait une cache sous un canot renversé et couvert d’un amas de pierres. Dans cette cache il y aurait des munitions pour sa carabine vide, des hameçons et des lignes, un petit filet, tout le nécessaire pour tuer et trapper la nourriture. Il trouverait aussi de la farine — pas beaucoup — un morceau de lard et des haricots.

Bill l’attendrait là-bas et ils descendraient à la pagaie la Dease, vers le sud, jusqu’au lac du Grand-Ours. Ils traverseraient le lac et gagneraient le Mackensie ; et, toujours vers le sud, ils continueraient, tandis que l’hiver les poursuivrait en vain, que la glace se formerait dans le creux des rives et que les jours deviendraient froids et cassants. Et ils iraient jusqu’à un poste de la baie d’Hudson où on peut se chauffer, où le bois pousse grand et généreux, et où il y a des vivres à foison.

Telles étaient les pensées de l’homme, alors qu’il poussait de l’avant. En luttant de toutes les forces de son corps, il luttait aussi de toutes celles de son esprit, tâchant de se convaincre que Bill ne l’avait pas abandonné, que Bill sûrement l’attendrait à la cache. Sans cette conviction il eût renoncé à lutter, et il se serait couché pour mourir… Pendant que la boule obscurcie du soleil descendait doucement dans le nord-ouest, il refit par la pensée, et cela maintes fois, chaque pouce de leur fuite devant l’hiver qui arrivait. Et il repassait dans son esprit tous les