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cellerie de John Barleycorn — cette beuverie à bord de l’Idler demeurait comme un jour marqué de rouge dans mon existence monotone. C’était un événement mémorable. Je ne faisais qu’y songer. J’en repassais tous les détails, sans me lasser. Entre autres choses, j’avais pu pénétrer les mobiles et ressorts cachés des actions humaines. J’avais vu Scotty verser des larmes sur son indignité et sur la pitoyable situation de sa mère, la dame d’Edimbouig. Le harponneur m’avait confié de terribles choses sur son propre compte. J’avais entrevu en foule les réalités séduisantes et passionnantes d’un monde au delà du mien et pour lequel je me sentais aussi apte que les deux jeunes gens avec qui je m’étais enivré. J’avais pu lire dans l’âme des hommes, j’avais fait le tour de la mienne et j’y découvrais des forces et des possibilités inouïes.

Oui, ce jour-là tranchait sur tous les autres. Aujourd’hui encore, il garde même relief à mes yeux. Le souvenir m’en reste gravé au cerveau. Mais cela coûtait trop cher. Je refusai de continuer ce jeu-là et j’en revins à mes boulets de canon et à mes plaques de caramel.

Le fait est toute la chimie de mon corps sain et normal m’éloignait de l’abominable alcool, qui ne convenait pas à mon organisme. Malgré cela, l’occasion devait me ramener vers John Baleycorn, m’y ramener sans cesse, jusqu’à ce que, après de longues années, l’heure vint où je le chercherais dans tous les lieux fréquentés par les hommes — je le chercherais et le saluerais joyeusement, comme un bienfaiteur et un ami. Et en même temps, je le détestais et haïssait de toute mon âme. Ah ! c’est un étrange ami, ce John Baleycorn !