Page:London - La saoulerie américaine, trad Postif, paru dans L'Œuvre du 1925-11-03 au 1926-01-05.pdf/97

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tendis les gens de la côte en parler en s’esclaffant devant leurs verres, j’éprouvai une vraie fierté de cet exploit.

Il m’arriva de ne pas me dégriser pendant trois semaines de suite. Cette fois-là, je crus bien avoir atteint le pinacle. Sûrement, dans cette direction, on ne pouvait aller plus loin. Le temps était venu pour moi de bifurquer. Ivre ou non, j’entendais toujours, au plus profond de ma conscience, une voix murmurer que ces orgies et ces aventures de la Baie ne représentaient pas toute la vie. Cette voix décida heureusement de mon destin.

J’étais ainsi constitué que je pouvais l’entendre m’appeler, m’appeler sans cesse vers les lointains du monde. Chez moi, ce n’était pas superstition, mais curiosité, désir de savoir, perpétuel tourment de chercher les choses merveilleuses qu’il me semblait avoir entrevues ou devinées. Qu’était la vie, me demandais-je, si elle n’avait rien de plus à m’offrir. Non, il y avait autre chose, là-bas et plus loin encore ! Si l’on veut bien comprendre de quelle manière je devins, beaucoup plus tard, le buveur que je suis actuellement il faut tenir compte de cet appel, de cette promesse de choses cachées au fond de la vie car cette voix devait jouer, un rôle terrible dans les luttes que j’allais entreprendre contre John Barleycorn.

Ce qui précipita ma décision de fuir, c’est un tour qu’il me joua — un tour monstrueux, incroyable, et montrant profondeur inouïe que j’avais déjà atteinte dans la voie de l’intoxication.

Une nuit, vers une heure, après une prodigieuse beuverie, j’essayais de me hisser à bord d’une chaloupe, à l’extrémité du quai, cherchant un coin pour dormir. Les marées se précipitent dans le détroit de Carquiñez comme l’eau dans un moulin, et le reflux battait son plein lorsque je tombai