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Page:London - Le Cabaret de la dernière chance, 1974.djvu/269

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me rendre heureux. Je vis. Mon âme déborde de rêves et de mystères. Je me sens fait de bulles d’air, d’étincelles de soleil. Je suis quelque chose de vivant, d’organique. J’avance, je dirige les mouvements de l’animal qui me porte. Je gouverne le mécanisme de l’existence, je connais les fîères passions et les inspirations sublimes, je jouis de possibilités augustes et innombrables. Je suis roi dans le domaine des sens, et je foule aux pieds la poussière silencieuse.

Pourtant je contemple d’un œil chagrin toutes ces beautés et ces merveilles qui m’entourent, et je considère, avec mélancolie, la lamentable silhouette que je suis dans ce monde qui a existé depuis si longtemps avant moi et continuera d’exister sans moi. Je songe à tous les malheureux qui ont courbé l’échiné sur ce sol opiniâtre, mon bien à présent. Comme si les choses impérissables pouvaient appartenir à celui qui est éphémère ! Ces hommes ont passé, et moi je les suivrai. Ils ont trimé, défriché, planté, et, après de dures journées de labeur, ils ont arrêté leurs regards fatigués sur les mêmes levers et couchers de soleil, sur la gloire automnale de la vigne et aussi sur les écharpes de brume dont se voile la montagne. Et ils ne sont plus. Et je sais qu’il me faudra un jour, et bientôt, m’en aller également[1].

M’en aller ? Je suis en train de partir en cet instant même. J’ai dans la mâchoire des dents artificielles qui remplacent des parties de moi déjà disparues. Jamais je ne retrouverai les

  1. L’auteur écrivit ces lignes en 1913, c’est-à-dire trois ans avant sa mort. (N. d. T.)