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Page:London - Romans maritimes et exotiques (extrait L’Enfant des eaux), 1985.djvu/9

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Et aussitôt dévoré par les poissons
Les Ulua des bas-fonds bourbeux !

Sa vieille voix criarde, enrouée par de trop nombreuses-libations aux obsèques de la veille, ne laissait pas de m’irriter. La tête me faisait mal. Le reflet du soleil sur l’eau m’éblouissait et les secousses de la pirogue sur les vagues me donnaient le mal de mer. L’air était lourd. Du côté de Waihee, entre la plage blanche et le ciel, pas un souffle de brise n’atténuait la chaleur suffocante. Je me sentais vraiment trop désemparé pour prendre moi-même la décision d’abandonner la pêche et de retourner au rivage.

Allongé sur le dos, les yeux fermés, je perdais la notion du temps : j’oubliais jusqu’au chantonnement de Kohokumu quand il se rappela à mon esprit par sa brusque interruption. En même temps, une exclamation de l’homme me fit ouvrir les yeux sous la lumière ardente du soleil. Le vieillard regardait dans l’eau au moyen de la lunette de mer.

— C’en est une grosse, fit-il, en me passant l’instrument.

Il se laissa glisser par-dessus bord et s’enfonça dans l’eau, les pieds les premiers, sans un éclaboussement, sans même un remous, puis il se retourna et se mit à nager vers le fond. Je l’observais à travers la lunette, formée d’une simple boîte oblongue de soixante centimètres de long, ouverte en haut, l’extrémité inférieure fermée hermétiquement par une feuille de verre ordinaire.

Certes, Kohokumu m’agaçait et son incessant bavardage me rendait de mauvaise humeur, cependant je ne pouvais me défendre de l’admirer. À plus de soixante-dix ans, maigre comme un cure-dents et ridé comme une momie, il réalisait ce que peu de jeunes athlètes de ma race eussent osé faire. À quinze mètres de profondeur, je discernais son objectif, en partie caché sous l’avancée d’un bloc de corail. Les yeux aigus de Kohokumu avaient aperçu un énorme tentacule de pieuvre. Tandis qu’il nageait, le tentacule se rétracta lentement et l’animal disparut tout à fait. Une pression de quinze mètres d’eau, dangereuse même pour un jeune homme, ne semblait nullement incommoder cet ancêtre. Je suis persuadé qu’il n’y songeait même pas. Sans arme, le corps nu à part un pagne étroit, il affrontait avec calme la formidable créature. Je le vis s’arc-bouter de la main droite au bloc de corail, tandis que son bras gauche s’enfonçait au-dessous jusqu’à l’épaule. Une demi-minute s’écoula pendant laquelle sa main gauche sembla tâtonner. Puis les tentacules s’agitant frénétiquement, avec leurs milliers de ventouses, apparurent l’un après l’autre et s’enroulèrent comme des serpents sur le bras du pêcheur. Enfin, d’une dernière secousse, l’homme arracha la pieuvre entière de dessous le rocher.

Cependant Kohokumu ne se pressait pas de regagner son élément naturel à quinze mètres au-dessus. Enveloppé de cette pieuvre d’au moins trois mètres d’envergure et capable de noyer le nageur le plus solide, il accomplit tranquillement le seul acte susceptible de lui assurer la victoire sur le monstre. Il poussa sa maigre tête d’épervier dans la