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j’en doive ressentir, et tous nous aurons fait notre devoir : — don Louis en me fournissant l’occasion de reconnaître ses bienfaits ; vous en écoutant avec bonté cet insensé message, et moi en m’éloignant de vous et vous laissant mon âme.

Léonarda.

Arrêtez, ingrat, arrêtez !… Accordez-moi un seul moment — La foudre ne tue pas sur-le-champ le malheureux qu’elle frappe ; le poison que l’on boit ne pénètre pas aussitôt jusqu’au cœur. Eh bien, ne soyez pas plus cruel que la foudre et le poison… Moi, je ne suis jamais allée à Séville, et n’ai jamais franchi les deux fleuves qui la séparent de Tolède ; moi, je n’ai jamais mis le pied dans vos barques de Triana ; moi, je n’ai jamais vu votre sœur, et ne l’ai jamais abusée par de tendres paroles… Si vous êtes venu ici pour vous venger de don Pèdre, vous êtes à cette heure vengé. Quelle est ma faute, à moi ? Est-ce moi qui vous ai fait arrêter ? Est-ce moi qui vous ai conseillé de mettre pied à terre pour empêcher follement deux cavaliers de se battre ? Et si Dieu châtie, comme vous le dites, les intentions coupables, pouvais-je, moi, retenir le bras de Dieu, ce bras redoutable qui épouvante et frappe les rois de la terre ?… Votre prison, ingrat, vous l’avez bien méritée, car il mérite d’être puni, celui qui tue les âmes… Mais moi qui ai partagé votre captivité, moi qui vous ai comblé de bontés de toutes sortes, moi qui vous ai donné mon cœur, ai-je mérité un pareil abandon, que vous colorez de je ne sais quel frivole prétexte ?… Vous parlez de vos obligations envers don Louis. N’avez-vous pas aussi contracté envers moi des obligations sacrées ? Pourquoi vous acquitter de ce que vous devez à l’un en oubliant ce que vous devez à l’autre ? Et puis, qu’a fait pour vous don Louis ? Il a parlé à son père en votre faveur, au nom du duc ?… Voilà qui est merveilleux !… Moi, don Juan, j’ai fait beaucoup plus ; j’ai risqué ma renommée et ma vie. — Mais non ; vous me trompez ; ce n’est pas là le véritable motif de votre départ. Ce motif, je le connais. J’ai vu parmi vos papiers les lettres d’une femme qui vous écrit tendrement. C’est elle que vous allez voir ; c’est elle que vous aimez ; c’est pour elle que vous m’abandonnez !… Ah ! puisque vous aviez donné votre cœur à une autre, n’eût-il pas été plus noble de ne pas m’abuser et de lui demeurer fidèle ?… Mais plaise à Dieu, ingrat, que vous ne la revoyiez plus, ou que vous la retrouviez infidèle comme vous !… Heureuse, je vous aimais sans savoir qui vous étiez[1] ; si je l’avais su, je ne vous eusse point aimé… Eh bien ! allez, allez lui dire d’un air triomphant que vous avez laissé à Tolède une femme qui se meurt pour vous d’amour ; mais si elle vient à rire, dites-lui bien, — ne l’oubliez pas, — dites-lui que les laides sont toujours préférées !

  1. Sin saber á quien
    Te amava contenta.

    Lope rappelle ici le titre de sa pièce.