Page:Lorrain - Sensations et Souvenirs, 1895.djvu/175

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de l’atmosphère empuantie ? mais un subit avachissement semble s’emparer de tous les êtres entassés là ; ceux qui sont debout luttent encore, préoccupés animalement de ne pas tomber de la plate-forme ; mais les grosses dames écroulées aux quatre angles de l’intérieur, les vieux ouvriers aux doigts noueux, aux pauvres nuques jambonnées par le froid, aux pauvres cheveux rares, et la physionomie chafouine des bonnes en course, l’air chlorotique et vicieux, les yeux obliques, toujours chavirés d’un coin à l’autre sous les paupières flasques, d’équivoques messieurs boutonnés jusqu’au cou dont on ne voit jamais le linge ; peut-il exister, mon cher, sous la terne clarté d’une journée de novembre, un plus morne et répugnant spectacle que celui d’un intérieur de tramway ? Le froid du dehors a durci tous ces traits, comme figé tous ces yeux et contracté ces fronts qu’il a coiffés d’un casque ; les regards vitreux, sans expression, sont des regards de fous ou de somnambules. S’ils ont une pensée, c’est pis, car la pensée est ignoble ou sordide et les regards sont criminels ; on n’y voit luire et passer que des éclairs de lucre et de vol; la luxure, quand elle y apparaît, est vénale et spoliatrice ; chacun, en son for intérieur, ne songe qu’aux moyens de piller et de duper son prochain. La vie moderne, luxueuse et dure, a fait à ces hommes comme à ces femmes des âmes de bandits ou de gardes-chiourme ; l’envie, la haine et le désespoir