Page:Lorrain - Sensations et Souvenirs, 1895.djvu/177

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faire arrêter et descendre en pleine solitude des berges du Point-du-Jour. Je ne pouvais plus en supporter davantage ; j’avais, aiguë à en crier grâce, la conscience que tous les gens assis en face et autour de moi étaient des êtres d’une autre race, à moitié bêtes, à moitié hommes, des espèces de spectres ayant vie, produits ignobles de je ne sais quels monstrueux coïts, espèces d’anthropoïdes plus près de l’animal que de l’homme et incarnant chacun un instinct bas et malfaisant de bêtes puantes, de grands carnassiers, d’ophidiens ou de rongeurs.

Il y avait entre autres, juste devant moi, une plate et sèche bourgeoise au long cou granulé comme celui d’une cigogne, aux petites dents dures et écartées dans une bouche béante de poisson et dont l’œil à paupière membraneuse, à pupille extraordinairement dilatée et béate, effarait. Cette femme était la sottise même, elle l’incarnait et l’identifiait d’une façon définitive, et un effroi grandissant me poignait, l’effroi qu’elle n’ouvrît la bouche et n’émît une parole : elle eût, j’en suis sûr, gloussé comme une poule. Cette femme était de basse-cour, et une grande tristesse, un navrement infini me prenait devant cette dégénérescence d’un être humain.

Une broche camée agrafait les deux brides d’un chapeau de velours mauve. J’ai préféré descendre ; et tous les jours, en tramway, en omnibus, en