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Page:Lorrain - Sensations et Souvenirs, 1895.djvu/32

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grande chambre de veille, la voix de ma malade s’éleva rauque, étranglée : ma mère délirait.

« Jean, les entends-tu monter ? Je ne veux pas qu’elles montent, surtout, qu’elles n’entrent pas ! » Et, dressée sur son séant, elle prêtait une oreille inquiète et fixait dans l’ombre deux yeux épouvantés, démesurément agrandis ; j’avais pris dans mes mains celles de la délirante et, penché tout entier sur elle, essayais de la rassurer.

« — Ah ! comme il y en a ! et elles montent toujours, il y en a plein l’escalier… une sur chaque marche ; comment les a-t-on laissées entrer dans la maison ? Surtout, qu’elles ne pénètrent pas ici ! »

Oh ! la suprême terreur que dégage la voix somnambule des fiévreux par les longues nuits de veille, dans le silence des demeures endormies ! Ma pauvre mère m’avait communiqué son effroi, je me sentais sombrer, moi aussi, dans le surnaturel, dans le cauchemar, mais voulant faire le fort : « Mais qui cela, dans l’escalier ? Tu rêves, je n’entends rien, moi. — Qui cela ? Mais, les cigognes, je te dis qu’il y en a sur toutes les marches ; ah ! ces longs becs, elles en ont des goîtres ! » Et elle se cramponnait violemment à mes mains. « Mais non, je t’assure, tu as le cauchemar, pauvre maman, ta tête est vide, veux-tu que j’aille voir ? — Oh non ! non, non, elles entreraient ici, la porte est bien fermée, au moins ? Et, gagné par la même épouvante, j’allais m’assurer que les verrous des portes étaient