Page:Loti - L’Horreur allemande, 1918.djvu/150

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tachent à ce petit passé d’hier qui est le mien, et je les retrouve avec émotion ; je reconnais tout ici, même ce vieux doge en robe de drap d’or, qui, du fond de son cadre étincelant, m’observe avec ses yeux sombres.

J’ai hâte d’errer seul dans Venise. Mais quels aspects imprévus elle me réservait, aujourd’hui où je la revois en tenue de guerre !

D’abord ce palais des Doges, tout proche du mien, le voici submergé à la base, à moitié englouti, pourrait-on dire, par des piles de briques cimentées ensemble, qui ont l’air d’être venues s’y coller comme de grosses vagues de boue rose ; les angles surtout de l’immense édifice sont les plus envahis par cette sorte de marée montante, qui semble s’être pétrifiée là et qui affecte d’étranges formes arrondies. Quant à la svelte et exquise colonnade de marbre qui longe le quai, elle est méconnaissable ; toutes les délicates ogives de ses arceaux posent par leur milieu sur d’énormes piliers également roses, supports en briques soudées, qui ont des aspects de choses molles. En haut, toutes les élégantes fenêtres aux dentelures sarrasines ont été « trésillonnées », et on en voit sortir des