Page:Loti - L’Outrage des Barbares, 1917.djvu/15

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le cœur se serre encore davantage : humbles petites installations soignées et proprettes, réalisées sans doute à force d’économies, et détruites en un jour, par l’ordre imbécile du Monstre de Berlin !… Oh ! pauvres, pauvres gens !… Entre tant de milliers de détails, le long de ces rues, il en est, je ne sais pourquoi, qui plus que d’autres vous poursuivent. Ainsi je me rappelle, au premier étage d’une maison, au-dessus de cassons informes, une image de première communion sous verre qui tient encore, intacte, à son clou, et regarde les passants par l’ouverture béante de la façade. Ailleurs, dans ce qui reste d’une chambre tapissée de papier bleu, une toute petite robe blanche à dentelles s’est accrochée à une poutre, les manches pendantes, comme la tête en bas : la belle robe de quelque gentille fillette d’ouvriers, pour ses promenades du dimanche… Et toujours, et toujours, on a beau s’éloigner, retourner, changer de direction, on ne change pas d’ambiance ; la destruction farouche n’a rien oublié. À leur retour, ceux des exilés qui ne seront pas morts en esclavage ne doivent plus espérer trouver chez eux rien de ce qu’ils chérissaient ; c’est ce chaos qui les attend, et il faut plutôt leur souhaiter de ne jamais revenir, de ne jamais revoir. Tout est irréparable ; avant même de songer à réédifier, il y aura urgence d’achever d’abattre.

Est-ce possible, tant de travail humain, qui représentait l’apport de quelques siècles, stupidement anéanti en deux ou trois jours ! Car c’est à peu près le temps qu’il a fallu pour parachever le crime, préparé à si grand renfort d’explosifs. Et les Alliés, qui arrivaient pour la délivrance, les Alliés, ici comme aux abords des autres villes dont nous avons chassé les Barbares, les Alliés obligés de regarder l’éhonté sacrilège, de voir tout flamber, d’entendre tout sauter et crouler, mais de trop loin encore pour intervenir ! Avoir fait cela, est-ce assez misérable ! Et puis, est-ce bête !  ! Outre que c’est immonde, est-ce assez marqué au sceau de cette lourde bêtise teutonne, qui déjà, au temps du grand (?) Frédéric, amusait tant Voltaire ! Car enfin, à quoi bon, en vue de quel profit ? Uniquement pour satisfaire un dépit rageur du kaiser, avoir affiché, gravé d’une façon indélébile, pour le monde entier, une si incurable sauvagerie !

« Hors de pair », oui, professor von Lasson, oh ! oui, en effet, les Boches sont hors de pair ; heureusement pour l’humanité, ils n’ont point leurs pareils !

Des Neutres, mon Dieu, dire qu’il y a encore des Neutres !…