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enragée ! Nulle part certes, et à aucune époque de l’histoire, le monde n’avait connu rien d’approchant. Même l’une de nos malheureuses villes de l’Est, qui jusqu’à ce jour détenait le record du genre, n’offrait comme horreur rien de comparable. Et puis cela s’est fait d’un seul coup, cela s’est fait hier ; c’est, pour ainsi dire, une immense blessure où les chairs palpitent encore.

Les rues de la grande ville succèdent aux rues, les places succèdent aux places, et le massacre est partout pareil. Pas une maison, petite ou grande, qui n’ait été crevée du haut en bas ; elles montrent toutes leur intérieur, leurs entrailles déjà aux trois quarts épandues ; on dirait qu’elles ont toutes la tête coupée et le ventre ouvert. Les plus élevées et luxueuses, celles de quatre ou cinq étages, sont les plus invraisemblables ; leurs pans de murs déchiquetés, qui dans le lointain simulaient de capricieuses pyramides, sont par places restés debout jusqu’au faîte, en gardant leurs tentures à l’éclat tout neuf, quelquefois même leurs tableaux, leurs glaces. En l’air, il y a des fauteuils, des canapés encore frais, des lits qui pendent, qui surplombent, accrochés par un pied, et des vêtements de toutes sortes, vomis par les armoires ; des enseignes dorées dansent la sarabande de la mort, parmi ces monceaux de briques rouges qui représentent l’émiettement des façades. Quelques charpentes, quelques toits d’ardoises n’ont pas fini de tomber, et des murs qui ne tiennent plus en sont coiffés tout de travers, en casseurs ; pour provoquer de continuels éboulements, il suffit d’un peu de vent qui se lève, ou des vibrations d’un fourgon trop lourd qui passe.

Cependant il y a du monde, dans ces longues rues, dans tout ce grand décor d’enfer, du monde malgré les obus qui ne cessent encore de tomber. D’abord il y a des détachements de nos soldats couleur d’horizon, et il y a aussi quelques vieilles femmes, — toujours ces vieilles femmes des ruines, laissées là par les Boches comme choses de rebut, vieilles pauvresses ou vieilles bourgeoises, hâves, égarées, avec des regards de saintes ou de martyres. Et nos chers soldats bleus, qui étaient entrés ici il y a quelques jours avec de tels sursauts de fureur indignée, de tels élans de vengeance, se promènent à présent bien calmés, déjà prêts au pardon ; en voici même qui conduisent un groupe de prisonniers boches, et leur parlent presque en camarades. Dans notre France, nous sommes trop débonnaires !…

Je crois que c’est dans les quartiers modestes de la ville que