ma répulsion il me faut cependant le leur rendre, mais cela me coûte un pénible effort.
Après des plaines incultes, à l’abandon depuis trois ans, j’arrive dans une région où des blés magnifiques, égayés de bleuets et de coquelicots, mûrissent à ce soleil d’été : c’est eux qui les avaient semés, eux les barbares, dans l’espoir de s’en faire du pain ; mais ils sont partis, et c’est nous qui les récolterons. À part ces moissons, à eux destinées, qu’ils n’ont pas eu le temps de détruire, ils ont naturellement tout saccagé, même quand il n’y avait aucune excuse militaire ; plus un village, plus une église, plus un hameau qui ne soit soigneusement et odieusement détruit.
Ah ! fini tout à coup de voir les mauvaises figures des Boches en culotte verte ! C’est que me voici tout près du front, et leurs précieuses existences ne pourraient être risquées ici, à portée des obus de leurs congénères. Ce sont maintenant nos bons territoriaux, aux regards tellement plus honnêtes, qui sont là, courbés sous le brûlant soleil et travaillant avec courage à rendre praticables ces routes, si nécessaires pour nos convois de soldats et de ravitaillement.
À mesure que j’avance, les dévastations s’aggravent autour de moi, et j’entends en crescendo, comme un orage qui se rapprocherait, la musique de la mort, le bruit caverneux de la grosse artillerie, qui par ici, ne cessant ni nuit ni jour, est devenu pour ainsi dire une forme spéciale du silence.
Pendant des lieues, mon auto avait couru à l’ombre ; mais, dans la zone où je viens d’entrer, les arbres séculaires, qui bordaient les routes avec tant de magnificence, ont été sciés par les Barbares à un mètre du sol, et leurs troncs semblent à présent de massives tables rondes, alignées le long de la route. Les canaux que je rencontre, les rivières, sont de vrais cimetières de bateaux ; ces péniches innombrables, dont les flottilles assuraient les communications et le commerce, ont été anéanties à la dynamite ; les unes ont piqué au fond de l’eau et ne montrent plus qu’un reste de leur poupe, les autres au contraire dressent leur avant comme si elles s’étaient cabrées avant de mourir. Je franchis ces rivières sur des passerelles, hâtivement improvisées par le Génie, car les Barbares, bien entendu, ont fait sauter tous les ponts, et les berges qui les soutenaient sont bouleversées comme par un cataclysme.
De temps à autre, se profilent en avant de moi sur le ciel des