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Page:Loti - L’Outrage des Barbares, 1917.djvu/33

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Du reste, la brutalité du ministre d’Allemagne avait été la cause première de tout. Et lui, toujours lui, lui qui mène aujourd’hui la boucherie mondiale, leur « gracieux Kaiser » avait dit officiellement à ses soldats : « Faites comme les Huns ; je veux que, dans cinquante ans, on se rappelle encore avec terreur votre passage. »


Là-haut, dans le ciel orageux, se trémoussent deux ou trois de ces vilaines choses noirâtres qu’on appelle des « saucisses », mais qui ressembleraient bien plutôt à d’énormes poissons soufflés ou à des espèces de cachalots aériens. Or, nous savons qu’il y a là dedans des Boches à longue vue qui sans cesse nous mouchardent par télégraphie sans fil, pour appeler les obus sur tout convoi militaire qui oserait cheminer en plein jour, sur tout rassemblement qui tenterait de se former.

Cependant ils sont très nombreux, nos soldats bleus, dans cette ville qui est un cantonnement d’importance et qui est le lieu où ils viennent « au repos », pour se remettre tout de même un peu de la vie plus dure des tranchées proches. À la grâce de Dieu, ils vont et viennent, s’empressent à mille travaux, sous la protection parfois illusoire de quelques « camouflages » qui les dissimulent. Bien plus malheureux, les pauvres, que ceux qui cantonnent dans des villes incomplètement saccagées, où restent encore des semblants de maisons, où des habitants ont eu l’héroïsme de vouloir demeurer malgré les averses d’obus ; dans ces villes-là au moins, ils verraient encore quelques visages de femmes, et des visages de petits enfants, très doux à regarder pour ceux qui sont pères de famille. Tandis qu’ici, rien ; ils se regardent entre eux et regardent les caves obscures où il leur faut trop souvent descendre s’abriter contre la mort.


Venez donc un peu leur faire visite, et contempler leur sérénité sublime, vous Parisiennes et Parisiens trop élégants et trop futiles, qui vous plaignez que la guerre s’éternise. Oh ! vous êtes patriotes, je le sais bien, mais, si vos sentiments risquaient un jour de se lasser ou de s’émousser, venez donc un peu vous retremper ici ! Ou tout au moins, quand ces soldats du front viennent en permission dans votre Paris, défiez-vous, comme d’une faute infiniment grave, de les révolter par des airs de joie et de bien-être. La patrie est en danger, vous savez, et la mort est à vos portes… Si les Allemands ont commis une de leurs lourdes bêtises en envoyant