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Page:Loti - Les Désenchantées, 1908.djvu/236

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seils, elle m’envoya passer deux mois aux îles[1], où vos amies Zeyneb et Mélek venaient déjà de s’installer.

Vous les connaissez, nos îles, et les douceurs de leur printemps ? C’est l’amour de la vie et l’amour de l’amour qu’on y respire. Dans cet air pur, sous les pins qui embaument, je me sentais renaître. Les mauvais souvenirs, les notes fausses de ma vie de femme, tout se fondit en une langueur tendre. Je me jugeai folle d’avoir été auprès de mon mari si compliquée et si exigeante. Ce climat et cet avril m’avaient changée. Par les soirs de clair de lune, dans le beau jardin de notre villa, je me promenais seule, sans autre désir, sans autre rêve que d’avoir près de moi mon Hamdi, et, son bras autour de ma taille, de n’être rien qu’une amoureuse. Je sentais le regret amer des baisers que je n’avais pas su rendre, la nostalgie des caresses qui m’avaient ennuyée.

Avant le délai fixe, sans prévenir, je repartis pour Stamboul, suivie seulement de mes esclaves.

Le bateau qui me ramenait, retardé par des avaries, n’arriva qu’à nuit close, — et vous savez que nous n’avons pas le droit, nous autres musulmanes, d’être dehors après le coucher du soleil. Il était bien neuf heures, quand j’entrai sans bruit dans notre hôtel. Hamdi, à cette heure-là, devait être au selamlike, avec son père et ses amis, comme d’habitude ; ma belle-mère, sans doute enfermée à méditer son Coran, et ma cousine, en train de se faire dire son horoscope par quelque esclave habile à lire dans le marc de café.

Je montai donc tout droit chez moi, et, en entrant dans ma chambre, je ne vis rien autre chose que Durdané entre les bras de mon mari…

  1. Les îles des Princes, dans la mer de Marmara. À Constantinople, on dit « les îles ».