Aller au contenu

Page:Loti - Les Désenchantées, 1908.djvu/97

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

délicieusement colorée et diaprée. Je ne crois pas, André, que vous ayez en Occident des réunions d’un pareil effet ; du moins ce que j’en ai pu voir dans des bals d’ambassade, quand j’étais petite fille, n’approchait point de ceci comme éclat. À côté des admirables soies asiatiques étalées par les grand’mères, quantité de robes parisiennes qui semblent encore plus diaphanes ; on les dirait faites de brouillard bleu ou de brouillard rose ; toutes les dernières créations de vos grands couturiers (pour parler comme ces imbéciles-là), portées à ravir par ces petites personnes, dont les institutrices ont fait des Françaises, des Suissesses, des Anglaises, des Allemandes, mais qui s’appellent encore Kadidjé, ou Chéref, ou Fatma, ou Aïché, et qu’aucun homme n’a jamais aperçues.

Je puis à présent me permettre de descendre de mon trône, où j’ai paradé cinq ou six heures ; je puis même sortir de ce salon bleu, où sont groupées surtout les aïeules, les fanatiques et dédaigneuses 1320 à l’esprit sain et rigide sous les bandeaux à la vierge et le petit turban. J’ai envie plutôt de me mêler à la foule des jeunes, « déséquilibrées » comme moi, qui se pressent depuis un moment dans un salon voisin où l’orchestre joue.

Un orchestre de cordes, accompagnant six chanteurs qui disent à tour de rôle des strophes de Zia-Pacha, d’Hafiz ou de Saâdi. Vous savez, André, ce qu’il y a de mélancolie ou de passion dans notre musique orientale ; d’ailleurs vous avez essayé de l’exprimer, bien que ce soit indicible… Les musiciens — des hommes — sont enveloppés hermétiquement d’un immense velum en soie de Damas : songez donc, quel scandale, si l’un d’eux allait nous apercevoir !… Et mes amies, quand j’arrive, viennent d’organiser une séance de « bonne aventure » chantée. (Un jeu qui se fait autour des orchestres, les soirs de mariage ; l’une dit : « La première chanson sera pour moi » ; l’autre dit : « Je prends la seconde ou la