Page:Loti - Mon frère Yves, 1893.djvu/16

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eût quelque part un soleil ; on en avait perdu la notion. On se sentait emprisonné sous des couches et des épaisseurs de grosses nuées humides qui vous inondaient ; il ne semblait pas qu’elles pussent jamais s’ouvrir et que derrière il y eût un ciel. On respirait de l’eau. On avait perdu conscience de l’heure, ne sachant plus si c’était l’obscurité de toute cette pluie ou si c’était la vraie nuit d’hiver qui descendait.

Les matelots apportaient dans ces rues une certaine note étonnante de gaîté et de jeunesse, avec leurs figures ouvertes et leurs chansons, avec leurs grands cols clairs et leurs pompons rouges tranchant sur le bleu marine de leur habillement. Ils allaient et venaient d’un cabaret à l’autre, poussant le monde, disant des choses qui n’avaient pas de sens et qui les faisaient rire. Ou bien ils s’arrêtaient sous les gouttières, aux étalages de toutes les boutiques où l’on vendait des choses à leur usage : des mouchoirs rouges au milieu desquels étaient imprimés de beaux navires qui s’appelaient la Bretagne, la Triomphante, ou la Dévastation ; des rubans pour leur bonnet avec de belles inscriptions d’or ; de petits ouvrages en corde très com-