Page:Loti - Mon frère Yves, 1893.djvu/358

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du côté du couchant, très bas, à toucher la ligne des eaux.

Une bande nuancée toujours ; sur l’horizon, c’était d’abord du rouge sombre, un peu d’orangé au-dessus, un peu de vert pâle, une traînée de phosphore, et puis cela se fondait en montant avec les gris éteints, avec les nuances d’ombre et d’obscurité. De derniers reflets d’un jaune triste restaient sur la mer, qui luisait encore çà et là avant de prendre ses tons neutres de la nuit ; ce dernier regard oblique du jour, jeté sur les profondeurs désertes, avait quelque chose d’un peu sinistre, et on s’inquiétait malgré soi de l’immensité des eaux. C’était l’heure des révoltes intimes et des serrements de cœur. C’était l’heure où les matelots avaient la notion vague que leur vie était étrange et contre nature, où ils songeaient à leur jeunesse séquestrée et perdue. Quelque lointaine image de femme passait devant leurs yeux, entourée d’un charme alanguissant, d’une douceur délicieuse. Ou bien ils faisaient, avec un trouble subit de leurs sens, le rêve de quelque fête insensée de luxure et d’alcool pour se rattraper et s’étourdir, la prochaine fois qu’on les déchaînerait à terre…