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LE ROMAN D’UN ENFANT

chambre, que souillaient mes livres et mes cahiers de collège, mais dans le très petit bureau ancien qui faisait partie du mobilier de mon musée, existait déjà quelque chose de bizarre qui représentait mon journal intime, première manière. Cela avait des aspects de grimoire de fée ou de manuscrit d’Assyrie ; une bande de papier sans fin s’enroulait sur un roseau ; en tête, deux espèces de sphinx d’Égypte, à l’encre rouge, une étoile cabalistique, — et puis cela commençait, tout en longueur comme le papier, et écrit en une cryptographie de mon invention. Un an plus tard seulement, à cause des lenteurs que ces caractères entraînaient, cela devint un cahier d’écriture ordinaire ; mais je continuai de le tenir caché, enfermé sous clef comme une œuvre criminelle. J’y inscrivais, moins les événements de ma petite existence tranquille, que mes impressions incohérentes, mes tristesses des soirs, mes regrets des étés passés et mes rêves de lointains pays… J’avais déjà ce besoin de noter, de fixer des images fugitives, de lutter contre la fragilité des choses et de moi même, qui m’a fait poursuivre ainsi ce journal jusqu’à ces dernières années… Mais, en ce temps-là, l’idée que quelqu’un pourrait un jour y jeter les yeux m’était insupportable ; à tel point que, si je partais pour quelque petit voyage dans l’île ou ailleurs, j’avais