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LE ROMAN D’UN ENFANT

ceté sinistre. Au-dessus, s’étendait un ciel tout d’une pièce, d’un gris foncé, comme un manteau lourd.

Très loin, très loin seulement, à d’inappréciables profondeurs d’horizon, on apercevait une déchirure, un jour entre le ciel et les eaux, une longue fente vide, d’une claire pâleur jaune…

Pour la reconnaître ainsi, la mer, l’avais-je déjà vue ?

Peut-être, inconsciemment, lorsque, vers l’âge de cinq ou six mois, on m’avait emmené dans l’île, chez une grand’tante, sœur de ma grand’mère. Ou bien avait-elle été si souvent regardée par mes ancêtres marins, que j’étais né ayant déjà dans la tête un reflet confus de son immensité.

Nous restâmes un moment l’un devant l’autre, moi fasciné par elle. Dès cette première entrevue sans doute, j’avais l’insaisissable pressentiment qu’elle finirait un jour par me prendre, malgré toutes mes hésitations, malgré toutes les volontés qui essayeraient de me retenir… Ce que j’éprouvais en sa présence était non seulement de la frayeur, mais surtout une tristesse sans nom, une impression de solitude désolée, d’abandon, d’exil… Et je repartis en courant, la figure très bouleversée, je pense, et les cheveux tourmentés par le vent, avec