Page:Louÿs - Œuvres complètes, éd. Slatkine Reprints, 1929 - 1931, tome 3.djvu/40

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— Cependant, je ne te touche pas…

— Où me mènes-tu, dieu adoré ?

— Tu ne verras plus jamais le soleil trop éclatant ni la nuit trop ténébreuse. Tu ne sentiras plus la faim ni la soif, ni l’amour, ni la fatigue. Et le pire des maux, la crainte de la mort, Ariane, tu en es délivrée, car en vérité tu es déjà morte. Et vois, quelle félicité !

— Oh ! eussé-je pensé qu’on pût être heureuse sans le pernicieux Amour.

— Regarde-moi…

— Je te vois sans cela. Je te vois. Ô Sauveur ! où me conduis-tu ?

— Le pays que tu vas hanter est indécis, crépusculaire, uniforme, incolore, léger. L’herbe y est pareille aux fleurs, aussi pâle que le ciel et l’eau. L’air est pour toujours immobile ; et la clarté, mystérieuse comme un jour d’hiver ou une nuit d’été. On ne sait si le jour monte de la terre ou descend du firmament bas. Les bourgeons n’éclosent jamais, les corolles ne tombent plus, il n’y a pas d’oiseaux dans les branches, et le bruit de six milliards d’âmes est un silence inexprimable. Tu n’auras plus d’yeux : pourquoi verrais-tu ? Tu n’auras plus de mains : à quoi bon toucher ? Tu n’auras plus de lèvres, tu seras délivrée du baiser. Mais l’ombre de la réalité subsistera autour de toi, la survie est un rêve sans joie et sans chagrin ; sans désir et sans jouissance, tu ne connaîtras plus la douleur.