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âme sentimentale en montant un escalier rouge n’ont guère d’autre analogie que leur commune aisance à marcher presque nues, et à se faire traiter de putains.

La fille de théâtre aspire de toutes ses forces à la liberté. La fille de bordel a besoin d’esclavage. En apparence la profession la plus servile des deux est plutôt la première. En fait la cabotine est montée en scène pour se libérer de sa famille ou de son amant par esprit d’indépendance ; la bordelière s’est jetée dans la servitude, aimant mieux obéir aux caprices des autres que forger elle-même les jours de sa vie.

Dès sa première année de Conservatoire, la fille de théâtre se hausse à connaître par cœur toutes les crudités du langage français. Pour elle, c’est un jeu que d’en grouper quinze autour d’une pauvre idée qui n’en mérite aucune ; et c’est un de ses talents que de les détacher selon les strictes règles de l’articulation. Au contraire, la fille de bordel n’a vraiment ni le goût ni la science du vocabulaire cynique. La liberté des mots la tente aussi peu que celle de la vie. Pas de confusion possible en présence d’une inconnue : les cris d’amour d’une femme suffisent à révéler si elle vient du bordel ou de l’Odéon ; mais beaucoup d’hommes s’y trompent, faute de songer à cela.

Donc j’avais plus de raisons qu’il ne m’en fallait pour deviner ce qu’on ne m’avait pas dit. Le physique de Teresa, la désinvolture de son caractère et la brutalité de ses expressions, tout en elle me semblait marqué de la même empreinte.