Page:Louis Antoine de Bougainville - Voyage de Bougainville autour du monde (années 1766, 1767, 1768 et 1769), raconté par lui-même, 1889.djvu/165

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voyai un bateau sonder dans le nord, afin de savoir s’il n’y aurait pas un passage ; ce qui nous eût mis à portée de sortir presque de tout vent. Un malheur n’arrive jamais seul : comme nous étions tous occupés d’un travail auquel était attaché notre salut, on vint m’avertir qu’il y avait eu trois insulaires tués ou blessés dans leurs cases à coups de baïonnettes, que l’alarme était répandue dans le pays, que les vieillards, les femmes et les enfants fuyaient vers les montagnes emportant leurs bagages et jusqu’aux cadavres des morts, et que peut-être allions-nous avoir sur les bras une armée de ces hommes furieux. Telle était donc notre position de craindre la guerre à terre au même instant où les deux navires étaient dans le cas d’y être jetés. Je descendis au camp, et, en présence du chef, je fis mettre aux fers quatre soldats soupçonnés d’être les auteurs du forfait ; ce procédé parut les contenter.

Je passai une partie de la nuit à terre, où je renforçai les gardes, dans la crainte que les insulaires ne voulussent venger leurs compatriotes. Nous occupions un poste excellent entre deux rivières distantes l’une de l’autre d’un quart de lieue au plus ; le front du camp était couvert par un marais, le reste était la mer, dont assurément nous étions les maîtres. Nous avions beau jeu pour défendre ce poste contre toutes les forces de l’île réunies ; mais heureusement, à quelques alertes près occasionnées par des filous, la nuit fut tranquille au camp.

Ce n’était pas de ce côté que mes inquiétudes étaient les plus vives. La crainte de perdre les vaisseaux à la côte nous donnait des alarmes infiniment plus cruelles. Dès dix heures du soir les vents avaient beaucoup fraîchi de la partie de l’est avec une grosse houle, de la pluie, des orages et toutes les apparences funestes qui augmentent l’horreur de ces lugubres situations. Vers deux heures du matin, il passa un grain qui chassait les vaisseaux en côte : je me rendis à bord, le grain heureusement ne dura pas ; et, dès qu’il fut passé, le vent vint de terre. L’aurore nous amena de nouveaux malheurs ; notre câble du nord-ouest fut coupé ; le grelin que nous avait cédé l’Étoile et qui nous tenait sur son ancre à jet, eut le même sort peu