Page:Louis Antoine de Bougainville - Voyage de Bougainville autour du monde (années 1766, 1767, 1768 et 1769), raconté par lui-même, 1889.djvu/169

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récifs sous le vent de la passe. Le pis aller des naufrages qui nous avaient menacés jusqu’ici, avait été de passer nos jours dans une île embellie de tous les dons de la nature, et de changer les douceurs de notre patrie contre une vie paisible et exempte de soins ; mais ici le naufrage se présentait sous un aspect plus cruel ; le vaisseau, porté rapidement sur les récifs, n’y eût pas résisté deux minutes à la violence de la mer, et quelques-uns des meilleurs nageurs eussent à peine sauvé leur vie. J’avais dès le premier instant du danger rappelé canots et chaloupes pour nous remorquer. Ils arrivèrent au moment où, n’étant pas à plus de cinquante toises du récif, notre situation paraissait désespérée, d’autant qu’il n’y avait pas à mouiller. Une brise de l’ouest, qui s’éleva dans le même instant, nous rendit l’espérance : en effet elle fraîchit peu à peu, et à neuf heures du matin nous étions absolument hors de danger.

Je renvoyai sur-le-champ les bateaux à la recherche des ancres, et je restai à louvoyer pour les attendre. L’après-midi nous rejoignîmes l’Étoile. À cinq heures du soir notre chaloupe arriva ayant à bord la grosse ancre et le câble de l’Étoile, qu’elle lui porta ; notre canot, celui de l’Étoile et sa chaloupe revinrent peu de temps après ; celle-ci nous rapportait notre ancre à jet et un grelin. Quant aux deux autres ancres à jet, l’approche de la nuit et la fatigue extrême des matelots ne permirent pas de les lever ce même jour. J’avais d’abord compté m’entretenir toute la nuit à portée du mouillage et les envoyer chercher le lendemain ; mais à minuit il se leva un grand frais de l’est-nord-est, qui me contraignit à embarquer les bateaux, et à faire de la voile pour me tirer de dessus la côte. Ainsi un mouillage de neuf jours nous a coûté six ancres, perte que nous n’aurions pas essuyée si nous eussions été munis de quelques chaînes de fer. C’est une précaution que ne doivent jamais oublier tous les navigateurs destinés à de pareils voyages.

Maintenant que les navires sont en sûreté, arrêtons-nous un instant pour recevoir les adieux des insulaires. Dès l’aube du jour, lorsqu’ils s’aperçurent que nous mettions à la voile, Éreti avait