Page:Louis Antoine de Bougainville - Voyage de Bougainville autour du monde (années 1766, 1767, 1768 et 1769), raconté par lui-même, 1889.djvu/192

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quer l’étoile brillante qui est dans l’épaule d’Orion, disant que c’était sur elle que nous devions diriger notre course, et que, dans deux jours, nous trouverions une terre abondante qu’il connaissait, et où il avait des amis ; nous crûmes même comprendre par ses gestes qu’il y avait un enfant. Comme je ne faisais pas déranger la route du vaisseau, il me répéta plusieurs fois qu’on y trouvait des cocos, des bananes, des cochons. Outré de voir que ces raisons ne me déterminaient pas, il courut saisir la roue du gouvernail, dont il avait déjà remarqué l’usage, et, malgré le timonier, il tâchait de la changer pour nous faire gouverner sur l’étoile qu’il indiquait. On eut assez de peine à le tranquilliser, et ce refus lui donna beaucoup de chagrin. Le lendemain, dès la pointe du jour, il monta au haut des mâts et y passa la matinée, regardant toujours du côté de cette terre où il voulait nous conduire, comme s’il eût eu l’espérance de l’apercevoir. Au reste, il nous avait nommé la veille en sa langue, sans hésiter, la plupart des étoiles brillantes que nous lui montrions ; nous avons eu depuis la certitude qu’il connaît parfaitement les phases de la lune, et les divers pronostics qui avertissent souvent en mer des changements qu’on doit avoir dans le temps. Une de leurs opinions qu’il nous a clairement énoncée, c’est qu’ils croient positivement que le soleil et la lune sont habités. Quel Fontenelle leur a enseigné la pluralité des mondes ?

Pendant le reste du mois d’avril, nous eûmes très beau temps, mais peu de frais, et le vent de l’est prenait plus du nord que du sud. La nuit du 26 au 27, notre Pratique de la côte de France mourut subitement d’une attaque d’apoplexie. Ces Pratiques se nomment pilotes-côtiers, et tous les vaisseaux du roi ont ainsi un pilote-pratique de la côte de France. Ils sont différents de ceux qu’on nomme dans l’équipage pilotes, aides-pilotes ou pilotins. On a dans le monde une idée peu exacte de l’emploi qu’exercent ces pilotes sur nos vaisseaux. On croit que ce sont eux qui en dirigent la route, et qu’ils servent ainsi comme de bâton à des aveugles. Je ne sais pas s’il est encore quelque nation chez laquelle on abandonne à ces hommes subalternes l’art du pilotage, cette partie